"En quoi le fait d'avoir été l'ami de Stendhal permet-il de le mieux juger?" demande Proust à la page 128 du "Contre Sainte-Beuve" (Folio). Et il affirme plus loin : "Le moi de l'écrivain n'est pas dans ses livres".
Il s'oppose en cela au célèbre critique littéraire qu'est Sainte-Beuve. Pour Proust " Un livre est le produit d'un autre moi"...que le moi visible, le moi social, le moi de surface, dirait Bergson. Pour comprendre un écrivain il ne faut pas chercher quelque élément que ce soit dans sa biographie, sa correspondance ou autres témoignages mais " au fond de nous-même", par " un effort de notre coeur".
C'est ce que nous essayons de faire ici pour comprendre Le Temps Retrouvé. Ecouter notre coeur nous permettra de saisir peut-être ce qu'est " la substantifique moêlle" de ce roman de clôture.
Il parut en 1927, c'est à dire cinq ans après la mort de Proust et ne fut pas "fixé" par lui mais par son frère Robert et Jacques Rivière, directeur de la NRF, qui s'étaient déjà occupé d' Albertine disparue édité en 1925. Utilisant les fameuses paperolles, ce sont eux qui en établirent le texte définitif. Des remaniements furent effectués par la suite, au gré des différentes publications. On dispose donc d'un texte partiellement mobile.
Une chose importante doit être mise en relief : Le Temps Retrouvé (T.R.)représente la clé de voûte de toute La Recherche. Proust a pendant un certain temps souhaité appeler L.R. : La Cathédrale. Il y renonça mais ce désir différé, n'est pas le fruit du hasard : L.R. est construite en effet comme une cathédrale. Rappelons que la seconde moitié du T.R. était déjà écrite lorsque son auteur publia Du Côté de chez Swann. O n peut donc considérer que l'ensemble est suspendu à elle.
Mais de quoi traite exactement ce dernier tome?
De la guerre de 14 tout d'abord. Les premières pages s'ouvrent sur une visite du Narrateur à Gilberte Swann devenue Gilberte de Saint Loup. Cette visite est antérieure au déclenchement la guerre. Suit une ellipse de quelques années : le héros part en maison de santé. Lorsqu'il revient la guerre est là, longuement décrite de même que de troublantes scènes insistant sur les goûts et pratiques homosexuelles du Baron de Charlus, un Baron très présent dans ce dernier tome.
Du temps a passé et un étrange ballet va bientôt se déployer sous nos yeux, une scène quasi fantasmatique qui fait brusquement chavirer la vie du héros et le roman avec lui. Cette scène qui s'étale sur quasiment toute le seconde moitié du T.R., t ire le Narrateur vers une méditation sur la questions du Temps, de la Mort et de l'Art....
Le jeune homme oisif (et velléitaire) que nous avons suivi pendant des centaines de pages, voit soudain son destin basculer. Il a abandonné la veille tout espoir de devenir un jour écrivain et s'est résigné à voir sa vie n'être qu'une "stupide vie de dîners"(mots utilisés par luidans Sodome et Ghomorrhe), lorsque tout à coup son pied bute contre un pavé de la cour Guermantes. Un renversement a lieu. Les doutes du héros concernant sa vocation littéraire se dissipent. Le contact du pavé sous son pied a ramené de façon vivante et charnelle les instants d'une visite ancienne qu'il fit de la Basilique Saint Marc à Venise. Le passé revient et avec lui la même joie immense ( "la félicité") que celle ressentie lors de l'expérience de la petite madeleine au début de Du côté de chez Swann. Une petite cuillère frappée contre une assiette puis le contact d'une serviette de table contre sa lèvre réitèrent cet instant de bonheur extrême : la chambre de Balbec revient du fond des ans avec le sentiment d'être dans le présent et le passé à la fois, il "hésite à savoir dans lequel des deux". Il est de fait "en dehors du temps", déclare le Narrateur...qui en a fini de le PERDRE!
C'est pour cela qu'il le RETROUVE. Ce temps était perdu, parce que révolu. Conservé dans les clichés figés que "l'intelligence dessèche", il ressuscite tout à coup. Le mot n'est pas trop fort : le champ lexical de la résurrection est très présent dans le texte. "Le mot de mort n'a plus de sens". Ce temps perdu (activement cette fois) en dîners et vaines heures, ne l'était pas en vérité puisqu'il lui a permis d'accumuler dans sa conscience toute la matière qu'il va transmuer en oeuvre.
Bien résolu à comprendre ce qui se passe en lui, à comprendre pourquoi une petite madeleine, un pavé, une cuillère ont suscité tant de joie, le héros n'a plus d'autre alternative que celle de se mettre au travail.
Une méditation sur le Temps se développe dans la deuxième partie du T.R.. Maintenant qu'il a pu saisir "un peu de temps à l'état pur", il désire en parler. Et qu'en dit-il?
L'impermanence tout d'abord.
Tout le texte du T.R. repose sur cette idée de l'impermanence de tout et du monde. La société que retrouve le héros à la sortie de sa maison de santé a radicalement changé avec la guerre. La donne n'est plus la même. Les anciennes reines du Tout Paris ne drainent plus grand monde. Ainsi Oriane de Guermantes qui sent la naphtaline. De nouvelles reines ont pris leur place comme Madame Verdurin devenue Princesse de Guermantes après son veuvage et son remariage. Odette Swann autrefois ostracisée par la société du Faubourg Saint Germain du fait qu'elle avait été une cocotte, est maintenant courtisée par le vieux Duc de Guermantes qui est fou d'elle! L'Antidreyfusisme est désormais mal vu. Les coiffures, les tenues des femmes sont complètement différentes.
La guerre est évoquée d'une façon précise : le Paris en guerre est omniprésent. La réaction des différents milieux sociaux face à cette guerre est décrite par le menu. Que ce soient les petites gens ou les aristocrates et les bourgeois, tous sont beaucoup moins patriotes que les historiens ont voulu le faire croire.
Le texte prend une ampleur visionnaire dans la dernière partie, à propos de ce que Proust a lui même appelé "Le bal des têtes". En même temps qu'une méditation sur la Mort s'y déploie une réflexion sur les effets du temps sur le corps : "le temps qui d'habitude n'est pas visible....pour le devenir cherche des corps et, partout où il les rencontre, s'en empare pour montrer sur eux sa lanterne magique." Une danse hallucinatoire a lieu, laissant apparaître sous les yeux du héros toutes ses anciennes connaissances vieillies, amoindries, décaties. Lui-même prend conscience qu'il n'est plus un jeune homme. Les heures lui sont comptées. Aura-t-il la force nécessaire d'accomplir son oeuvre, lui pour qui "L a vérité est dans l'Art"?
Un véritable Manifeste artistique est énoncé dans cette dernière partie du T.R.. Le réalisme dans l'art y est fortement critiqué, car : " Une heure n'est pas une heure. C'est un vase rempli de parfums, de sons, de projets, de climats.". L'art n'est pas là pour photographier le monde, la réalité objective. L'art a pour vocation de traduire cette vie intérieure qui est pour Proust la seule réalité vraie.
Le travail de l'écrivain consiste donc dans une transcription. L'artiste est là pour transposer, transformer, convertir ce qui s'est déposé dans les profondeurs de lui-même. Il n'a pas le choix. Ce qui deviendra son oeuvre est inscrite en lui, toujours déjà, comme à l'intérieur d' "un grimoire". Sonrôle consiste à aller l'y chercher puis grâce à la magie du style, à le faire venir à la lumière. Seul le style irremplaçable d'un artiste, avec sa musique propre, ses images propres, sera capable de "soustraire aux contingences du temps, en le recomposant, le recréant, ce qu'il a senti et vécu. "
Ce travail aboutit à la seule possibilté de sortir de nous-même que nous ayons. Cela est vrai pour l'artiste qui dévoile un monde, celui de sa subjectivité profonde, mais aussi pour le lecteur ou le spectateur qui grâce à l'art entre en osmose avec une autre conscience située parfois à des années-lumière de lui, avec ce que Proust appelle" le secret éternel de chacun".
Christine Bry,
auteur d' Un monde désorbité, une nouvelle lecture des " Jeunes filles en fleurs "