Empathie et humour (c) Casterman.
Si la tournée minérale (un mois sans alcool) semble désormais bien installée en février en Belgique, elle est rejointe cette année par son cousin, le mois sans sucre. C'est dire si la bande dessinée illustrée par Emilie Gleason et coécrite avec Arthur Roque, "Junk Food, les dessous d'une addiction" (Casterman, 232 pages), vient à point pour éclairer ados et adultes sur la malbouffe, sucre + gras, et ses ravages. Des poisons qui peuvent générer de véritables dépendances. Comme l'alcool. Comme la cigarette. Comme le sexe. Mais qui ne sont pas reconnus.
Avec son graphisme rock 'n roll et ses personnages chewing-gum, Emilie Gleason met en scène toute une série de victimes qui ont enfin la parole, ces food addicts qui se réunissent comme le font les Alcooliques Anonymes. Elle et Arthur Roque ont conçu le livre qui suit Zazou, jeune boulimique anorexique victime de la junk food, première drogue consommée au monde quoique complètement ignorée, qui a tout à apprendre à ce sujet. Le lecteur fera les mêmes découvertes que l'héroïne dans cet épais volume extrêmement documenté, empathique et drôle, conçu pour susciter l'intérêt car étayé de nombreux témoignages et pour révéler un monde invisible. Jamais de morale mais une mise en garde bien utile aujourd'hui où la malbouffe, fruit de l'ultralibéralisme, ne l'oublions pas, triomphe. En cas de doute, il suffit de se balader sur le "piétonnier" de Bruxelles, désespérant de ce point de vue.
L'expérience cheesecake. (c) Casterman.
Née en 1992 au Mexique, la dessinatrice belge Emilie Gleason n'a pas chômé depuis 2015: huit bandes dessinées dont la dernière tout juste parue, "Junk Food, les dessous d'une addiction", sur un scénario d'Arthur Croque, et cinq albums jeunesse dont "Toute une histoire pour un sourire" (texte de Fred Marais, Les fourmis rouges, 2019) qui avait été mis en avant par le Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil en 2020. "Je n'en ai pas fini avec la jeunesse", sourit Emilie Gleason derrière ses grandes lunettes papillon dorées, venue parler de sa bande dessinée.
Rire ou pas. Avec "Junk Food, les dessous d'une addiction", BD ado et adulte, on ne rigole pas. Ou plutôt si, on rigole devant le graphisme rock'n roll des pages, devant les attitudes des personnages comme montés sur élastique. "J'ai fait cet album entièrement à l'iPad, ce qui m'a permis plus de détails mais m'a donné moins de droit à l'erreur. J'aime renouveler mon style graphique à chaque livre." On sourit en découvrant les noms des personnages, tous empruntés à Walt Disney. Winnie, Bambi, Duchesse, Bergère… On frémit en découvrant les propos de cet album très documenté dénonçant les ravages de l'addiction au sucre et aux aliments industriels dans la population, diabète, obésité ainsi que tous les problèmes générés par une assuétude. "Personne n'en sait rien. Le corps médical la conteste. Arthur Roque et moi avons fait deux ans d'enquête et nous donnons la parole dans l'album aux patients diabétiques, aux food addicts (FA) qui ont perdu le contrôle de leur alimentation." Des personnes rencontrées lors de réunions de FA, organisées sur le modèle de celles des AA, "les Alcooliques Anonymes qui existent depuis 1935".
Les "food addicts", sur le modèle des AA. (c) Casterman.
Travail à deux. "Junk Food" est le travail de deux personnes, le journaliste Arthur Roque et la dessinatrice Emilie Gleason. "Nous avons défini et déblayé le sujet ensemble. Puis lui s'est plus chargé de l'enquête et moi du dessin. Mais nous travaillions ensemble. Nous avons construit les personnages ensemble. A la différence de la BD journalistique, la BD docu-fiction m'a permis une énorme liberté, dont j'avais besoin". Les informations, et elles sont nombreuses, sont rigoureusement exactes mais les personnages ont été créés pour l'histoire. "Je voulais donner la parole aux gens en créant des métaphores visuelles. Cela a été un gros travail mais c'est plus parlant. L'exagération du trait est destinée à mieux faire comprendre la situation, car on considère que les FA constituent 10 % de la population mondiale."
Une église peut servir de lieu de réunion. (c) Casterman.
Assuétude. "L'addiction au sucre et à la farine est un problème de cerveau", rappelle Emilie Gleason. "Tout comme les autres assuétudes. Personne ne choisit d'y tomber. Elle peut être due à la génétique, à un traumatisme, aux fréquentations. L'idée est aussi de trouver comment arrêter sans souffrir. De réapprendre à manger. Mais les lobbys de la junk food fonctionnent bien. Les industriels ont de l'argent et du pouvoir. Les rencontres avec les politiques ici pour faire passer une loi sur la malbouffe n'ont mené à rien." Une bonne nouvelle dans ce désastre: certains états mexicains ont interdit la vente de sodas aux mineurs.
Disney omniprésent. (c) Casterman.
Nécessaire. Cette addiction moderne est bien entendu en lien avec le capitalisme généralisé de l'argent, bien présent en arrière-fond des propos. Une BD richement documentée, d'approche facile grâce à ses personnages qu'on suit dans leur quotidien puis dans les réunions FA où ils sont pris individuellement en charge par un parrain ou une marraine, dans leur guérison et dans leurs rechutes. "J'avais l’impression de tenir un sujet nécessaire et inédit, pour les gens qui le vivent, pour les gens qui ne savent pas, pour les gens qui craignent – c'est pourquoi j’ai glissé un autotest -, pour leur faire comprendre qu'ils peuvent être pris au sérieux. Je suis très contente que Casterman m'aie donné une totale liberté dans ce projet."