Aujourd’hui on vous parle de notre premier coup de cœur de l’année 2023, à savoir : Récitatif de Toni Morrison. Un texte court et percutant qui vient confirmer notre attrait pour l’œuvre de l’autrice américaine.
On remercie chaleureusement Babelio et les éditions Christian Bourgois sans qui nous n’aurions pu avoir accès à ce livre aussi rapidement après sa sortie !
Une fois n’est pas coutume, c’est au détour d’une Masse Critique que nous avons aperçu ce titre de Toni Morrison qui nous faisait très envie depuis sa sortie en août 2022. De Toni Morrison nous avions adoré L’œil le plus bleu, qui s’est assez facilement hissé au sommet de nos meilleures lectures de l’année dernière, comme vous le savez peut-être déjà. Évidemment, vous vous en doutez, on n’a pas hésité bien longtemps avant de le demander et c’est avec grand plaisir que nous l’avons lu et que nous vous le chroniquons désormais.
Mais avant, place au résumé de l’éditeur :
Twyla et Roberta ont huit ans lorsqu’elles se rencontrent au foyer de St-Bonaventure. L’une est noire; l’autre est blanche. Quatre mois durant, les deux fillettes resteront inséparables, avant que la vie ne les éloigne. Des années plus tard, elles vont se recroiser brièvement, à plusieurs reprises, chaque fois dans des circonstances très différentes. Des retrouvailles souvent malaisées, jetant une lumière trouble sur un épisode de leur enfance, une scène en apparence anodine mais dont le souvenir ne les a jamais quittées – si tant est que ce souvenir soit fidèle à ce qui s’est réellement passé ce jour-là…
L’unique nouvelle de Toni Morrison
Récitatif est l’unique nouvelle qu’ait jamais écrite Toni Morrison. Publié pour la première fois en France aujourd’hui par les éditions Bourgois, ce texte très court n’en est pas moins époustouflant de maîtrise. En seulement 50 pages, l’autrice est parvenue à nous bouleverser. Comme cela avait déjà été le cas avec L’œil le plus bleu, nous avons été bluffées par la façon dont Morrison pèse chacun de ses propos. Elle signe un récit aussi efficace qu’il est économe en mots. Chez Morrison chaque mot est un moyen donné aux lecteur.ices de comprendre ce que ressentent les personnages, les dilemmes qui les animent et de comprendre les relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres. Et rien que pour ça, c’est une plume qu’on veut continuer de découvrir au fil des ans. Rarement littérature contemporaine nous aura fait ressentir autant en si peu de lignes. En guise d’exemple, cet extrait issu de la seconde page de Récitatif :
« Être tirée du lit tôt le matin, c’était une chose, mais être coincée dans un lieu inconnu avec une fille d’une race tout à fait différente, c’en était une autre. Et Mary, à savoir ma mère, elle avait raison. De temps à autre, elle s’arrêtait de danser assez longtemps pour me dire quelque chose d’important, et une des choses qu’elle a dites, c’était qu’ils ne se lavaient jamais les cheveux et qu’ils sentaient bizarre. »
Récitatif, Toni Morrison, Editions Christian Bourgois, 2022, p. 8.
Mais le désavantage d’un texte aussi court, c’est aussi qu’il est difficile de vous en parler sans vous dévoiler la totalité de ce qui s’y dit. Nous ne parlerons donc pas du contenu précis de ce livre mais de l’objectif visé par Toni Morrison à l’écriture de cette nouvelle.
Co-écrire avec Morrison
La lecture de Récitatif s’est présenté comme une expérience totalement inédite pour nous en tant que lectrices. Totalement prises par le récit sans en connaître trop sur son contenu (on a eu su sur quoi portait l’expérience de Récitatif et c’était ce qui nous avait donné fichtrement envie de le découvrir, initialement… Mais lorsque l’on a lu la nouvelle, on ne se souvenait plus de ce « détail » qui a pourtant une énorme importance, vous allez le voir.), nous nous sommes à plusieurs reprises trouvées déroutées. De fait, nous nous souvenions uniquement que ce livre portait sur l’amitié entre une petite fille blanche et une petite fille noire, sans se souvenir d’autre chose. C’est donc à pieds joints que nous avons sauté dans cette expérience de coécriture que nous proposait l’autrice, sans le savoir, preuve s’il en était de l’efficacité de ce récit qui atteint donc totalement son objectif initial.
A une ou deux reprises, nous nous sommes senties perturbées car, sans même réfléchir plus avant, et même si Toni Morrison ne nous a jamais dévoilé la couleur de peau de Twyla et Roberta, nous avions appliqué à chacune de ces petites filles l’identité que nous avions cru ressentir à travers les informations que nous distillait l’autrice. Mais ponctuellement, Morrison s’amuse à casser ces constructions pour mieux souligner les stéréotypes à l’origine des couleurs de peaux auxquelles nous avions assigné ses deux personnages. De manière inconsciente, nous avions rempli les vides laissés par Morrison, ne pouvant nous empêcher de catégoriser l’un et l’autre de ces personnages selon leur couleur de peau prétendue.
Finalement, l’autrice ne tranchera à aucun moment, faisant de ce récit une expérience soulignant, encore une fois si cela était nécessaire, que les lecteur.ices ont également un rôle à jouer dans l’écriture d’un livre. Ce saisissant de cela, l’autrice nous pousse dans nos retranchements et mets en évidence les préjugés qui nous animent malgré nous et qui nous font voir le monde en noir et blanc uniquement. La nouvelle nous montre finalement qu’au-delà même de leurs couleurs de peaux respectives, qui les différencie, bien d’autres choses rapprochent Twyla et Roberta. Tout en étant différentes, tout en étant Autre, Twyla et Roberta sont également tout à fait semblables par bien d’autres aspects.
« Si c’est un humanisme, c’est un humanisme radical, qui lutte en direction de la solidarité dans l’altérité, de la possibilité et de la promesse d’unité au-delà de la différence. Appliqué aux questions raciales, il reconnaît que même si la catégorie de la race est « réelle » du point de vue tant de la structure que de l’expérience, elle n’a aucune réalité ultime ni essentielle en elle-même ni d’elle-même. »
Postace de Récitatif, Zadie Smith, Editions Christian Bourgois, 2022, p. 98.
La postface de Zadie Smith vient compléter cette nouvelle et nous offre une lecture tout à fait éclairante du texte de Morrison.
Récitatif et sa postface forment un tout très cohérent, qui à eux deux, nous ont touchées autant que retourné le cerveau. Ce court texte nous semble être une bonne porte d’entrée vers l’œuvre de Morrison (plus accessible et moins éprouvant que L’œil le plus bleu) et un véritable cas d’école pour ce qui est de montrer la lecture comme une expérience participative pour les lecteur.ices. Une expérience à laquelle nous participons en charriant avec nous tous les codes et préjugés parfois inconscients qui nous composent.
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