Quand vient le moment d'écrire un nouveau polar, la première chose à faire est probablement de proposer un personnage central charismatique, intrigant, capable de se débrouiller dans les situations les plus complexes. Easton Newburn est de cette trempe. Cet ancien agent des forces de l'ordre de New York a finalement abandonné la police pour le rôle très ambigu d'avocat/détective privé au service de la pègre. Pour être plus précis, ce sont les différentes familles mafieuses de la ville qui règlent ses émoluments, à chaque fois qu'elles ont besoin de ses services. Un meurtre est commis, la tension monte entre plusieurs factions criminelles, c'est alors à Newburn de déterminer qui est le coupable ou de trouver une solution pour apaiser les esprits. Et jusqu'à présent, il exerce ce nouveau sacerdoce avec une grande maîtrise de soi et des résultats toujours convaincants. Sorte d'Humphrey Bogart ou de Cary Grant moderne, il parvient toujours à utiliser ses informations comme de véritables armes et son pouvoir de déduction est immense. Si Easton préfère opérer en solitaire, il va cependant recruter une charmante jeune femme afro-américaine prénommée Emily, qui cache elle aussi un lourd secret, révélé dans les deux derniers épisodes de ce premier tome. Newburn travail vite et bien mais il est en permanence contraint d'effectuer un numéro d'équilibriste, sur un fil tendu au-dessus d'un précipice immense. Tout le monde a besoin de lui, tôt ou tard, mais en réalité, il semblerait que ce soit notre homme qui utilise les autres. Un chef Yakuza est assassiné, un des héritiers d'un clan italo américain est liquidé chez lui, une vague de crime au motus operandi identique à chaque fois fait frissonner la ville, la police veut mettre la main sur le meurtrier de l'un des siens, peu importe le problème, Easton est mis à contribution et on compte sur lui pour que tout s'arrange. Chip Zdarsky empiéterait-il sur les plate-bande du maître en la matière, à savoir l'extraordinaire Ed Brubaker?
Quiconque a récemment lu les aventures d'Ethan Reckless (publiées chez Delcourt) pourra faire un rapprochement entre les deux univers. Dans cette manière de partir d'un fait brut, de le disséquer, d'en approfondir les ramifications, de filtrer tout ça à l'aune d'un personnage isolé et perspicace. Sauf qu'ici Newburn est moins désemparé; c'est un type qui a une carrure et des états de service qui forcent le respect, et c'est aussi un des points de repère décisifs de l'organisation sociale et criminelle de la ville. Dans un accès de rage inédit, il finit d'ailleurs par l'affirmer, New-York est à lui ! Dans un premier temps, Zdarsky nous laisse à penser que les différentes affaires qui impliquent son personnage n'ont pas de véritable lien, mais c'est une illusion, car au fur et à mesure des pages, l'ensemble commence à prendre forme et tisse une toile d'araignée complexe et inéluctable, qui enserre et unit les différents protagonistes. Dès lors, chaque pas doit être effectué avec une grande prudence; un accident survenu dans le passé, une information tenue secrète, tout fait sens et peut déboucher sur des conséquences aussi inattendues que tragiques. Le récit est mis en image par un autre grand habitué du genre, lui aussi concerné par notre comparaison avec Reckless. Jacob Phillips est en effet le fils de Sean, le dessinateur de l'autre grand polar du moment, dont il est de surcroît… le coloriste ! Pour Newburn, il se charge de tout, du lay-out aux couleurs. Si la maîtrise semble un ton encore en dessous de celle du paternel, on en approche déjà le niveau sidéral. Nous apprécions particulièrement cette décision évidente de ne pas tenter d'appliquer un jeu d'ombres et de lumières en tout point respectueux de la véracité canonique, mais plutôt de créer une tension, une ambiance aussi feutrée que suffocante, par l'application de touches contrastées, qui débordent régulièrement des contours ou des limites attendus. Le style est carré, sans fioriture, suffisamment âpre pour évoquer à merveille cette violence rentrée qui n'attend que le bon prétexte pour exploser. Newburn se lit vite et sans reprendre son souffle; ce premier tome a déjà tous les airs d'un petit classique, avec un protagoniste qui s'immisce sans le moindre effort au panthéon récent du genre. Pour dix euros, prix de découverte jusque fin avril, c'est une affaire en or !