Dans la très grande majorité des cas, les chroniques d'albums en bande dessinée commencent par aborder le récit en lui-même. Pour une fois, nous allons faire une exception et nous intéresser au contenant, c'est-à-dire la qualité exceptionnelle de l'édition de Salamandre que propose 404 comics : un grand format luxueux à dos rond, magnifié par une sorte de tapisserie florale agréable au toucher, avec titre et nom de l'auteur en surimpression gaufrée. À ce niveau-là, ce n'est plus de la bande dessinée mais c'est un plaisir coupable; la simple prise en main est susceptible de provoquer un petit frisson au plus exigeant d'entre vous. Sinon, pour l'histoire, sachez qu'elle se développe autour d'un petit garçon de onze ans appelé Kasper Salamandre. Le héros du gamin, c'est le paternel, dont le métier est d'effectuer des plongées périlleuses dans les profondeurs sous-marines. Le mot héros est employé à bon escient car le petit a l'habitude de dessiner des sortes de comic books dans lesquels son père vit des aventures encore plus formidables que dans la réalité. Seulement voilà, lorsqu'on exerce un métier dangereux, le risque est que tôt ou tard cela finisse mal. Du coup, après le drame inéluctable, le petit Kasper s'efface dans une sorte de dépression silencieuse, uniquement rythmée par le tic-tac de la montre de son père, un objet censé porter chance mais qu'il avait oublié le jour de l'accident fatal. La mère de Kasper décide d'envoyer son fils en vacances, chez son grand-père. Voici venir un personnage énigmatique, difficile à cerner, qui habite de l'autre côté du "voile de fer". Car oui, dans l'univers de Salamandre, le monde est divisé en deux factions bien distinctes, que nous appellerons la République de Montparnasse et le Monolithe, deux univers très différents où les concept de liberté et d'expression artistique n'ont absolument rien à voir.
I.N.J. Culbard, le scénariste de Salamandre, est d'origine polonaise, et ce grand écart entre deux mondes que tout oppose est une manière sublimée de revenir vers et franchir le Rideau de fer du communisme. L'expression d'une volonté propre et d'une opposition politique paraissent à déconseiller fortement ici, dans un récit où les artistes sont d'ailleurs mis au ban d'une société qui n'accepte pas le refus d'un conformisme d'état. Même les fleurs peuvent être source de contrebande, et donc objet et symbole d'une forme de liberté, de résistance. Des fleurs qu'il faut arroser, entretenir, comme le talent artistique de Kasper (il dessine) ou de sa tante isolée et considérée par beaucoup comme une sorcière (elle sculpte et peint); autrement l'inspiration (ou la nature) finira par flétrir, et aussi belles soient-elles, les feuilles mortes se ramassent à la pelle, puis se brûlent. Kasper est dérouté, perdu, aussi bien dans un contexte social où tout est interdit, mais qu'il ne comprend pas dans le détail (autrement il aurait eu une approche différente des activités secrètes de son grand-père), qu'en lui-même, c'est-à-dire comme muré dans la perte douloureuse ce celui qui fut le phare de sa vie, avant l'accident. Pas de librairie, pas de fête en famille (on mime la danse et la musique, arts prohibés), dans le Monolithe, tout est tabou, sans que la menace ne soit caricaturale, dans la répression. Au contraire, les deux personnages qui incarnent chacun la manifestation du pouvoir, du contrôle, usent et abusent d'une forme de flegme ou de bonhomie factice (ou pas, d'ailleurs), ce qui démontre que le pire est encore quand la bienveillance supposée s'affiche en lieu et place de la férocité de l'interdit (toute référence avec notre existence actuelle est bien sûr voulue). Pour le dessin, Culbard s'applique à employer ce qu'on qualifiera de "ligne claire", dans un style qui évoque beaucoup plus Hergé ou plus récemment, ce que Louis Alloing a produit dans le très beau et doux-amer Demain, série publiée chez Delcourt. Avec un usage de la couleur qui permet de bien isoler et différencier les deux univers juxtaposés, comme un filtre qui absorbe l'art, donc la vie. Salamandre est une œuvre étonnante, accomplie, touchante et naïve par endroits. Même le climax ne verse pas dans le grand drame déchirant, et les adieux qui s'opèrent, en début et fin d'ouvrage, sont plus de l'ordre de la pudeur, du non-dit. C'est beau et singulier, voilà tout. C'est déjà beaucoup.
REJOIGNEZ LA COMMUNAUTE SUR FACEBOOK!