Grandville mon amour : l'inspecteur lebrock est de retour chez delirium

Par Universcomics @Josemaniette

 Que voulez-vous y faire ? Certains inspecteurs ont plus de flair et de charisme que d'autres, voilà tout. C'est le cas de Lebrock, le blaireau héros de Grandville, dont le second tome est déjà arrivé chez Delirium, après le succès mérité qui a couronné l'accueil du premier (à relire ici). C'est un grand plaisir que de retrouver cette uchronie steampunk à base d'animaux anthropomorphes. Un monde où Paris est au centre de la civilisation depuis que la France, sous Napoléon, est parvenue à envahir et conquérir l'Angleterre. Depuis deux décennies et après une longue litanie d'attentats, cette dernière est parvenue à retrouver son indépendance, tandis qu'en France l'empereur Napoléon XII est décédé et qu'un gouvernement de conseil révolutionnaire lui a succédé. Voici le tableau lorsque démarre Grandville, mon amour. D'emblée nous faisons la connaissance avec celui qui va être le grand ennemi de notre inspecteur tout au long de cette centaine de pages, un certain Mastock, qui s'est illustré de la plus cruelle des manières durant la période où les anglais tentaient de résister à l'occupation étrangère. Pour faire bref, c'était un terroriste capable des pires atrocités et qui semblait prendre un réel plaisir à faire couler le sang. En période de guerre, on peut aussi perpétrer des actes terribles; il y a néanmoins une limite à ne pas franchir, ce qui explique pourquoi le criminel croupit au fond d'une geôle, alors qu'arrive l'aube de son dernier jour, quand il est censé se faire trancher la tête sur la guillotine. Seulement voilà, il parvient à s'évader après avoir dissimulé un petit revolver dans ses effets personnels et avant de semer compagnie au bourreau et aux forces de l'ordre, ils sème un nouveau carnage. Très vite, on retrouve sa trace du côté de Paris, c'est-à-dire Grandville. Mais curieusement, bien que ce soit lui qui la première fois soit parvenu à arrêter le terrible Mastock, ce n'est pas Lebrock qui va hériter de l'enquête, mais un petit inspecteur sans envergure qui n'a aucune chance de mettre la main sur celui que tout le monde recherche. Ça n'est bien évidemment pas du goût de notre héros qui le fait savoir sans ménagement à ses supérieurs. Non, il est bien décidé à mener sa propre enquête quitte à démissionner !

Grandville, ce n'est pas seulement un simple polar, mais c'est aussi une aventure aux multiples ramifications politiques. C'est en fait toute une histoire parallèle qui est mise en place, capable d'affronter avec justesse des événements qui n'ont pas eu lieu, mais qui présentés par Bryan Talbot deviennent d'une logique imparable dans leur dynamique. Le grand vilain de cet album, par exemple, est à relier au mouvement de résistance anglais qui a lutté pour repousser la domination française, au point de sombrer dans des excès coupables qui ont valu une condamnation définitive. Il y est question également de comment il est possible d'apparaître comme un sauveur lorsque la situation politique devient des plus confuses. Comment gravir les échelons, avec de lourds secrets bien enfouis au fond du tiroir. Comment abuser de son pouvoir, en se mettant à l'abri des conséquences. Bref, c'est beaucoup plus sombre, mature, impitoyable, que ce que pourrait penser le lecteur distrait, séduit à l'idée d'une jolie fable à base de blaireaux et de souris qui enquêtent, ou de béliers qui gèrent la police. Un côté amer et obsédant, aussi, avec les remords et le sentiment de culpabilité de Lebrock, hanté par le souvenir de celle qu'il n'a pas sauvée, et dont il pense retrouver un écho poignant chez une prostituée de Paris, collègue "de travail" de plusieurs des victimes de Mastock, qui se lance dans un véritable carnage à Pigalle, dans une maison close où des secrets d'état menacent d'exploser, presque par inadvertance. Cette édition proposée par Delirium (qui est le second tome d'une série de cinq) possède en outre plusieurs pages de commentaires et annotations fort utiles, rédigées par l'auteur lui-même. Talbot y réaffirme sa volonté d'envisager son ouvrage avec un découpage et un rythme cinématographique, à la croisée des chemins spirituels d'une detective story à la Sherlock Holmes et de l'action épileptique et outrancière d'un long métrage de Tarantino (Lebrock qui fonce l'arme au poing, les meurtres, tout ceci le confirme haut et fort). On croise aussi dans Grandville, Mon amour d'autres clins d'œil fort sympathiques à l'histoire du neuvième art, avec notamment le Gaston Lagaffe de Franquin et le Lucien de Margerin, en petites frappes des rues parisiennes. Tout un univers attachant et soigné, finement ciselé et ficelé, qui rappelle, si besoin est, tout le talent d'un Bryan Talbot aussi versatile qu'inspiré.