Au départ, c'est l'histoire d'une rencontre. Deux jeunes filles fort différentes mais qui vont devenir les meilleurs amies du monde : Trish est orpheline et elle est passionnée de littérature fantastique et fantasy, Jackie (Jacqueline) de son côté vit avec une mère célibataire qui court les hommes pour exister, et possède plus ou moins les mêmes penchants littéraires. Si la première cité arbore un look bien sage, la seconde a les cheveux courts, un piercing dans le nez et des airs de garçon manqué. En tous les cas, l'entente va être rapidement à la limite du fusionnel. Pas seulement parce qu'elles sont capables ensemble d'écrire et d'inventer des récits et des jeux de rôle qui mettent en scène leurs obsessions artistiques, mais tout simplement parce qu'elles semblent se compléter en terme de caractères. D'ailleurs, à moins d'être complètement naïf, on comprend très vite que derrière cette amitié forte se cache quelque chose d'autre, un sentiment pas forcément partagé mais qui existe, au moins de manière unilatérale. Une relation qui ne pourra jamais être assumée mais qu'il serait stupide de ne pas remarquer. Nous sommes comme toujours avec Jeff Lemire face à l'enfance ou l'adolescence… et forcément le changement. Rien ne peut rester tel quel, l'évolution fait partie de l'ordre naturel de l'existence, surtout quand on est à un âge où fatalement on est destiné à évoluer fortement. Si pendant des années les deux jeunes filles vont écrire, fantasmer, jouer, s'emporter et rêver, l'entrée au lycée sera forcément vécue comme le moment charnière où les certitudes commencent à se désagréger. C'est l'époque des premières fêtes, des garçons qui commencent à vous draguer, des passions qui s'affinent. Trish ne parvient pas à accepter tout cela; pour elle, il était clair que la relation avec son amie était d'ordre exclusive et que rien ne pouvait venir s'interposer entre toutes les deux. Du coup, quand elle la voit en train de répondre aux avances d'un garçon bien plus âgé qu'elle, elle ne peut s'empêcher de blesser Jackie par les mots et de ressentir à nouveau un sentiment d'abandon qui ne la quitte jamais vraiment. Une dispute éclate et plus tard, ce sera même un baiser maladroit, qui ne fera qu'empirer les choses. Et à partir de cet instant, Trish ne reverra plus jamais Jackie. D'ailleurs, personne ne la reverra plus jamais.
Tout cela sent bon le renouveau du filon horrifique dans la bande dessinée américaine, et comme souvent, c'est chez Urban Comics que ça se passe. Après The nice house on the lake, la mythologie que déploient Jeff Lemire et Andrea Sorrentino est vraiment des plus fascinantes. Des milliers de plumes noires s'achève un peu comme le volume sorti le même jour, Le Passage. C'est-à-dire que le lecteur n'aura pas forcément toutes les clés en main, ou pour être plus clair, ne lira pas une solution et une morale définitives, assénées lourdement par un scénariste tout heureux d'avoir atteint la fin de son raisonnement. Ici, il est impossible de déterminer s'il s'agit d'une happy end ou au contraire si c'est le désespoir total qui l'emporte. Disons que les deux derniers épisodes de cette mini série en cinq parties sont différents des autres parce qu'on quitte la route un peu plus balisée du rapport entre les deux amies, l'enquête et le mystère de la disparition de l'une d'entre elles, pour plonger vraiment dans le fantastique, quelque chose qui ressemble beaucoup d'ailleurs à Gideon Falls, une des séries précédentes des deux artistes à l'œuvre aujourd'hui. On découvre comme la création d'un univers parallèle, dont on ne connaît pas très bien les connexions avec le nôtre et dans lequel Trish et Jackie sont appelées (peut-être) à se retrouver. Trish est un personnage qu'on devine tourmentée, fait de subtilité, d'amères défaites, mais animée par la volonté de poursuivre la lutte. Elle est accompagnée par une ombre qui ne la quitte jamais; elle semble entendre des voix; et surtout; que sont vraiment ces plumes de corbeaux qui tombent, non pas dans un silence profond, mais en émettant une sorte de grincement, comme celui de petits os qui entreraient en contact. Des corbeaux qui sont également présents dans Le Passage, tout comme cette vision d'horreur, cette apparition dotée d'un masque qui semble attendre la jeune femme de l'autre côté (de quoi, d'ailleurs ?). Alors oui, la réalité est vraisemblablement qu'il va falloir continuer à lire, c'est-à-dire à dévorer les prochaines propositions de l'auteur canadien pour développer le Mythe de l'ossuaire. Autant dans Le Passage l'unité d'espace et de temps imposait le choix logique d'un roman graphique, à lire tout d'une traite, autant ici le nombre de personnages qui intervient et le changement de situations géographiques rend pertinent la décision d'opter pour une mini série. Et revenir sur l'art de Sorrentino finit par être complètement redondant :tant chacune de ses œuvres montre à quel point il est capable de malaxer, pervertir et transformer le matériau de départ, pour en faire quelque chose qui ne ressemble à rien d'autre si ce n'est sa propre vision de l'art. La sensation est qu'il travaille beaucoup à partir de photos mais qu'il sait littéralement explosé ensuite le réalisme, à travers des visions cauchemardesques, un contraste poussé à son paroxysme et bien sûr le travail sur les couleurs de Dave Stewart, qui ici magnifie la noirceur omniprésente. On soulignera aussi quelques pages qui semblent se répondre, dans leur construction, entre le tout début et la toute fin de l'ouvrage. Comme un parcours, une trajectoire, qui guide le lecteur de la réalité à son négatif. On peut se sentir perdu, mais surtout fasciné.
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