Judee Sill (Jesus Alonso Iglesias – Juan Díaz Canales – Editions Dupuis)
En 1979, dans le quartier de North Hollywood, deux policiers sont appelés dans un appartement dont la locataire ne paie plus son loyer depuis des mois. Frappés par l’odeur et le désordre, ils y découvrent le corps sans vie d’une femme sur le sol, gisant au milieu de bouteilles vides et de boîtes de médicaments éventrées. Cette femme blanche de type caucasien, 40 ans environ, comme le note le policier dans son rapport, est sans doute décédée depuis un certain temps déjà, mais personne ne s’en était aperçu, car son seul ami était un iguane appelé Gregory. « Une junkie de plus, ne perdons pas notre temps avec ça », s’exclame l’autre policier, pressé de quitter ces lieux sordides. Pour lui, la cause de la mort est évidente. Overdose, point final. Mais son collègue tient quand même à faire son travail consciencieusement. En fouillant l’appartement, il reconnaît la morte sur la pochette d’un disque vinyle, avec une guitare à la main. Apparemment, elle s’appelait Judee Sill. Elle avait connu son heure de gloire une dizaine d’années plus tôt. Au début des années 70, elle avait sorti deux disques très prometteurs produits par Dave Griffin (alias David Geffen), qui allait devenir par la suite l’un des producteurs les plus en vue de la musique américaine. Deux disques acclamés par la critique, qui voyait en elle l’une des songwriters les plus douées de sa génération. A l’époque, Judee Sill était considérée comme l’une des étoiles montantes de la musique folk, avec son timbre de voix unique, ses textes poétiques marqués par la religion et ses fêlures apparentes. Mais malheureusement pour elle, le succès critique ne s’est pas transformé en succès commercial. Et elle l’a très mal vécu. Du coup, Judee a été rattrapée par ses addictions et son caractère bagarreur. Lâchée par Griffin, qui en a eu marre de ses frasques, la chanteuse a vu sa brève carrière s’interrompre avant qu’elle n’ait réellement démarré. Retombée dans l’anonymat, elle a fini par mourir seule et oubliée de tous… Mais était-il réellement possible de connaître un destin moins tragique avec un parcours comme le sien? Son père adoré est mort quand elle n’était encore qu’une enfant et sa mère était alcoolique. Quant à son frère, il est mort très jeune lui aussi, alors que Judee était en prison. Musicienne et chanteuse talentueuse d’un côté, délinquante récidiviste, droguée et même prostituée de l’autre, Judee Sill était vraiment une jeune femme hors du commun…
Judee Sill? Pour la quasi-totalité des gens, ce nom n’évoque absolument rien. Seuls quelques fins connaisseurs de la musique folk américaine des seventies se souviennent de cette jeune chanteuse au visage anguleux. Et pourtant, en écoutant les chansons des deux seuls albums parus de son vivant (« Judee Sill » en 1971 et « Heart Food » en 1973), on se rend compte que le monde est sans doute passé à côté d’une grande artiste. Une chanson comme « Jesus was a cross maker », par exemple, dont les influences se situent à la fois dans la country, le gospel et la musique de Bach, est une vraie petite merveille. On ne peut donc que féliciter les auteurs espagnols Jesus Alonso Iglesias et Juan Diaz Canales de redonner vie à cette chanteuse injustement oubliée, au destin dramatique et romanesque. Alonso Iglesias est un dessinateur qui vient du monde de l’animation et ça se sent. En jouant habilement avec les couleurs, son dessin plein de vivacité et de mouvement nous fait voyager sans peine d’une époque à une autre. Il prend surtout un malin plaisir à restituer la face tantôt joyeuse et tantôt sombre des années 70, grâce à des envolées psychédéliques qui se terminent souvent en « bad trip » pour la pauvre Judee. Le scénario de Diaz Canales est, lui aussi, parfaitement maîtrisé, sans aucun temps mort. Son récit ressemble un peu à une mosaïque: il nous offre un portrait de Judee Sill par petites touches, en nous dévoilant progressivement la personnalité complexe de cette jeune femme cabossée par la vie, à la sensibilité à fleur de peau. En partant du décès tragique de la chanteuse, le scénariste de « Blacksad » et des nouvelles aventures de Corto Maltese remonte le temps à coup de flash-backs, en s’appuyant avant tout sur trois personnages importants dans sa vie: son père bien sûr, mais aussi un journaliste du magazine « Rolling Stone » qui l’interviewe à plusieurs reprises et son producteur Dave Griffin. Pour bâtir leur roman graphique, les auteurs se sont appuyés sur les rares articles et entretiens consacrés à Judee Sill, notamment ceux de Grover Lewis, le fameux journaliste de « Rolling Stone ». Ensuite, ils ont dû remplir le vide grâce à leur imagination, en insérant dans leur récit des personnages de fiction. Au final, cela donne une biographie sans doute pas 100% fidèle à la réalité mais 100% passionnante.