Dans son premier ouvrage, L’affaire Cherkassky, Aurélie Ramadier raconte habilement une histoire tortueuse entremêlée entre deux époques qui se font écho. Cette complémentarité occasionne de nombreux rebondissements qui instaurent un suspense digne des plus grands récits d’espionnage. Rencontre avec l’autrice.
L’affaire Cherkassky relève de la véritable histoire d’un transfuge, ami de la famille de l’autrice, mélangé à de la fiction pour les besoins du récit. Aurélie Ramadier offre, grâce à son personnage Camille Goubé, de découvrir au cours d’une enquête journalistique emplie de péripéties et de contradictions, des secrets que les services de renseignement ne s’attendaient pas à voir ressurgir après la guerre froide. Chaque rencontre au fil de l’enquête nourrie des pistes et en écarte d’autres qui amènent peu à peu à découvrir la vie trépidante de ce Nicolas Cherkassky, véritable épopée où le mythe côtoie la réalité.
Pouvez-vous présenter votre parcours et ce qui vous a amené à l’écriture de cet ouvrage ?
Je suis à la base professeure de Lettres classiques, familiarisée avec les textes. Ce qui m’a amené à l’écriture de cet ouvrage a une origine personnelle puisque la personne qui est au centre du récit, Nicolas Cherkassky, est un homme tout à fait réel. Il était un ami de la famille, plus particulièrement de mon père qui l’a connu du temps où il était diplomate en ambassade à Moscou.
Il l’a rencontré pour la première fois au moment où Nicolas Cherkassky lui a demandé de lui faire quitter l’URSS où il était captif depuis 37 ans alors qu’il était Français. C’est mon père qui lui a fait franchir les portes de l’ambassade, qui lui a permi de revenir en France et ils sont restés amis depuis. L’origine de cette histoire est l’amitié entre mon père et le personnage du roman.
Lorsque vous étiez enfant et que vous écoutiez les histoires de cet ami de la famille, qu’est-ce qu’elles vous évoquaient ?
Pour moi, ça ne voulait pas dire grand-chose mais ce qui était sûr c’est qu’il m’apparaissait comme un héros, quelqu’un qui avait échappé à des épreuves que le commun des mortels ne rencontre pas souvent : le goulag, la prison, les difficultés du fait d’être retenu dans un pays étranger pendant 37 ans. Je trouvais cela assez fascinant mais je crois qu’à mon âge ça m’évoquait quelque chose un peu à la manière d’un conte de fées qui s’était bien terminé. J’étais très jeune et tout cela m’était un peu abstrait je pense.
Ce que je trouve intéressant dans cette histoire c’est justement que ça permet de faire apparaître un autre versant des choses. L’histoire s’incarne à travers un personnage et de ce point de vue là je trouve que c’est assez intéressant parce que c’est précisément ce qu’on ne va pas trouver dans les manuels scolaires, ce sont les histoires personnelles, les petites histoires à l’intérieur de la grande.
Pouvez-vous nous présenter brièvement l’univers de votre livre L'affaire Cherkassky et son contexte historique ?
C’est plutôt un roman noir vu sa trajectoire et sa fin. Pour le présenter brièvement, c’est l’histoire de cet homme qui a réellement existé mais j’ai construit une enquête fictive autour de son histoire parce que je voulais justement mieux questionner tout ce qu’il disait. C’est-à-dire que j’ai entendu pendant mon enfance, et après, tout ce qui relève de la version officielle, ce qui provenait de lui, donc sa version de sa propre histoire mais quelque part ça avait quelque chose d’assez lisse. C’est un Français qui, très jeune, après avoir perdu son père, a envie de renouer avec sa famille paternelle qui est Russe. Il se rend de façon tout à fait innocente et naïve en Russie juste après la Seconde Guerre mondiale. Il s’y trouve cependant, dès son arrivée, accusé d’espionnage. Il est jeté au goulag, emprisonné et ensuite surveillé de très près pour ne pas qu’il rentre en contact avec des Français et essaye, en ce sens, de rentrer au pays. Seulement 37 ans plus tard cela a été possible, et encore, dans des conditions de prises de risques spectaculaires.
J’ai construit cette enquête pour questionner un petit peu tout ce qu’il disait de lui-même parce qu’il se présentait comme une victime de l’histoire, ce que très certainement il a été entre autres. J’avais cependant quand même envie d’interroger une petit peu le personnage. Qu’est-ce qui fait que pendant 37 ans il a été si instable ? Tout cela est raconté dans le livre, il n’a cessé de changer de travail, d’occupation, de conjointe. Il a connu mille aventures, toutes plus incroyables les unes que les autres, et j’avais envie de me poser la question du personnage. Il y a beaucoup de gens dans son cas qui, eux pour le coup, n’ont jamais quitté l’URSS, n’ont jamais pris ce risque, ne sont jamais allés jusqu’au bout. Lui, il l’a fait, je trouvais pour cette raison que ça valait le coup de comprendre un petit peu mieux qui il était en dehors de la version officielle qu’il présentait. J’ai construit cette enquête fictive autour d’une histoire réelle.
Comment décririez-vous Camille Goubé ? Quelle est la part autobiographique entre vous et ce personnage central ?
Camille Goubé est l’apprentie journaliste qui va justement essayer de lever le voile sur le mystère de ce personnage dont elle prend connaissance suite à ses recherches. Je précise juste que ce qui l’a frappé dans l’histoire de Nicolas c’est qu’elle se rend compte qu’en octobre 1981, c’est le moment où il contacte l’ambassade pour s’enfuir et c’est exactement le moment où se déroule la fameuse histoire Farewell qui est la plus grande affaire d’espionnage qui implique la France pendant la guerre froide. C’est cela qui va attirer son attention, c’est cette concomitance qui lui paraît tout à fait louche. C’est-à-dire qu’il avait 37 ans pour se signaler et c’est ce moment précis qu’il choisit.
Camille Goubé va s’emparer de cette affaire parce qu’elle recherche un sujet qui va lui permettre de percer dans le journalisme. Elle est étudiante en Lettres, elle ne souhaite pas continuer professionnellement dans ce domaine, elle espère quelque chose de plus vivant comme le journalisme. Sur le plan autobiographique, certes elle fait des études de Lettres, j’ai réussi à m’inspirer de mes propres études dans cette discipline mais j’ai envie de dire que ça s’arrête un petit peu là puisqu’il y a beaucoup de choses qui me séparent d’elle. J’espère ne pas avoir le même caractère qui est un peu opiniâtre mais pas forcément dans le bon sens. Après, il y a des éléments en ce qui concernent ses amitiés que j’ai un peu pioché effectivement dans mes propres expériences amicales.
Avez-vous, comme elle, enquêté sur Nicolas Cherkassky ?
Non, je n’ai pas fait de recherches autour de Nicolas, je l’avais un petit peu sous la main en quelque sorte puisque j’avais mon père qui acceptait de me renseigner sur lui, sur ce qu’il en savait. Nicolas, je suis allé lui rendre visite avec mon père dans l’optique d’écrire ce livre. Je n’ai pas fait d’autres rencontres, ma seule enquête était à la source, c’est aussi pour cela que j’ai eu envie d’imaginer d’autres interlocuteurs qui ne sont pour la plupart d’entre eux qu’à moitié fictifs puisque beaucoup de personnages du livre sont inspirés de personnes tout à fait réelles. Je ne les ai pas rencontrés, j’en ai beaucoup entendu parler par mon père, par Nicolas, mais mon histoire n’est pas celle de Camille.
Quel a été votre processus d'écriture pour ce livre ? Avez-vous rencontré des défis particuliers ?
Sur la partie documentaire j’ai compulsé une bibliographie très importante. Cela m’a pris énormément de temps. Quand il y avait quelque chose que je ne comprenais pas c’était assez simple pour moi de poser la question à mon père puisque c’était sa spécialité au Quai d’Orsay. Il était spécialiste de la guerre froide, cadre d’Orient. Ce sont les cadres diplomatiques qui, à l’époque, se spécialisaient dans cette zone géographique et ce conflit particulier. J’avais toujours la possibilité de me tourner vers lui si jamais il y avait des points que j’avais besoin de préciser suite à mes lectures.
Effectivement, cela m’a pris beaucoup de temps. Il y a différents domaines que j’ai couvert : des domaines purement historiques, d’autres géopolitiques, beaucoup de témoignages de dissidents et transfuges et puis aussi toute la partie renseignement. Je connais quelqu’un, dont je tairai l’identité, qui m’a beaucoup aidé pour tout ce qui est insider. Il a pu à chaque fois valider tous les détails que je donne sur le monde du renseignement. À part ça, j’ai beaucoup lu bien sûr. Toutes sortes d’ouvrages provenant d’anciens agents de l’est, de l’ouest, des agents de nos jours également.
Comme tout le monde, j’ai regardé des séries à l’instar du Bureau des Légendes, dont ma source m’a dit que c’était extrêmement bien documenté. Les défis particuliers, je dirais la lourdeur de la matière, c’était assez difficile à manier en raison de la particularité de l’histoire de Cherkassky puisque son intérêt tient précisément au fait qu’on ne sait pas qui il est. On ne sait pas qui il est justement parce qu’il intervient à un moment clé des relations est-ouest, un moment où se joue cette fameuse affaire Farwell. C’est l’histoire d’un officier soviétique qui décide de faire fuiter des milliers d’informations tout à fait confidentielles à l’ouest et plus particulièrement à la France. Dans ce contexte, c’est quand même extrêmement étonnant qu’on ait ce personnage qui surgisse de nulle part pour demander de l’aide à la France. C’était très important pour moi de clarifier le contexte historique et, donc, il fallait faire passer ces informations de façon à peu près digeste. Cela n’était pas évident, ainsi que de jongler entre deux époques. À la fois la vie de Nicolas, cette période de la guerre froide, entre 1945 et 1981, et l’époque actuelle qui est celle de Camille au début des années 2000. Créer des ponts entre ces deux réalité-là, notamment grâce au thème des renseignements qui soulève des problématiques très similaires de nos jours.
Les thèmes que permettent d’aborder l’histoire de Nicolas sont des thèmes qui vont se retrouver aussi dans l’histoire de Camille. Ce que j’ai trouvé intéressant à réaliser dans ce roman sont les parallèles entre les deux époques et ainsi de constater que les enjeux qui présidaient dans l’histoire de Nicolas se retrouvent aussi dans celle de Camille. Je pense notamment à la question du secret, de la trahison, de tout ce qu’on pense savoir et qu’on ignore. J’aime bien ces thèmes, je pense qu’en littérature ils sont très féconds et dans mon livre j’espère qu’ils arrivent à passer aisément d’une époque à l’autre. En tout cas, c’était vraiment mon ambition de créer des échos et de montrer la permanence de ces enjeux et de ces thématiques. Je voulais vraiment faire sentir cela.
Les histoires d’espionnage vous passionnent-elles ?
Oui, je pense qu’on est nombreux à être très intéressés par les histoires d’espionnage. Je crois que c’est vraiment un genre assez grand public et je n’échappe pas à la règle. J’adore les histoires d’espionnage parce que ça va mêler toutes sortes de choses qui sont intéressantes à convoquer dans un récit. Il y a bien sûr la question du suspense, du secret, de tout ce qu’on ignore et qu’on va peut-être découvrir, il y a des scènes assez sympas à écrire quand on est auteur. Je m’intéresse beaucoup aux histoires d’espionnage, je pense que c’est un terrain d’inspiration assez illimité et, d’ailleurs, on le voit dans les séries actuellement sur les chaînes de streaming, c’est vraiment quelque chose qui marche.
Quels genres littéraires lisez-vous au quotidien ? Y a-t-il des œuvres littéraires ou cinématographiques qui vous ont particulièrement inspirée ?
Je lis énormément et de façon extrêmement éclectique, je ne me mets absolument aucune barrière dans mes lectures. Je lis absolument tout donc bien sûr les classiques de par ma formation mais aussi tout ce qui se fait de nos jours. J’aime bien les trajectoires, les parcours de transfuges de classe par exemple. Là, récemment, j’ai lu du Édouard Louis, j’ai trouvé cela passionnant. J’aime beaucoup Annie Ernaux également. Je lis aussi de la littérature feel good, des policiers, des essais politiques, j’aime bien me confronter à tout. Les œuvres qui m’ont inspirée pour ce texte en particulier sont des témoignages de transfuges que j’ai beaucoup apprécié relire pour essayer d’attraper le ton. Il y a aussi une œuvre qui est vraiment fondatrice et qui l’est en particulier pour les gens de la génération de mon père, et donc de Nicolas aussi, c’est John le Carré, L’espion qui venait du froid. Mon père, qui était un spécialiste de cette période et de cette géopolitique, me disait qu’on ne pouvait pas faire mieux dans la restitution de l’ambiance. Ce livre m’a donc beaucoup marqué.
Il y a des œuvres cinématographiques qui m’ont intéressée aussi. J’ai vu Les Patriotes, avec Sandrine Kiberlain. C’est fantastique parce que c’est sur un mode assez lent et c’est très intéressant pour voir la construction de la tension. J’ai vraiment beaucoup apprécié.
La rédaction du livre s’est tenue sur dix ans, donc j’ai eu le temps de me laisser inspirer aussi par pas mal d’autres choses mais voici les fondamentaux. Je peux dire que ça a commencé l’été où je me suis rendue avec mon père chez Nicolas pour recueillir ce qu’il avait à dire puisqu’il était d’accord sur ce projet d’écrire un livre sur sa personne. Entre temps, il est décédé en 2016 mais j’ai quand même eu la possibilité d’aller le voir et de réaliser des enregistrements avec lui, notamment sur l’URSS, sur la vie là-bas, sur sa vie quotidienne lorsqu’il y était, sur son évasion, etc. Cette visite chez Nicolas a eu lieu en 2010 donc je pense qu’on peut dater cela comme la naissance du projet. Ensuite, le livre a été publié fin 2022, sachant que ça m’a pris un peu plus d’un an entre le moment où j’ai soumis mon manuscrit et sa publication. Pendant ces dix grosses années j’ai aussi vécu des étapes dans ma vie personnelle, beaucoup de déménagements et des naissances qui ont fait que le projet n’a pas toujours été au premier plan de mes préoccupations, que bien souvent il a dû passer à l’arrière-plan. Mais voilà, il est sans cesse revenu et j’ai quand même fini par le terminer après dix ans de travail.
À quel lectorat se destine votre ouvrage ?
Je pense que c’est quand même un lectorat qui s’intéresse à l’Histoire parce que l’aspect historique est très fouillé. Il y a beaucoup de considérations sur la guerre froide qui sont nécessaires pour appréhender le personnage. Après, il y a beaucoup de lecteurs de polars qui aiment justement cet aspect historique parce que ça permet d’étoffer l’histoire. Je cherche à toucher ce public qui aime l’Histoire mais aussi les amateurs de polars qui aiment les romans noirs parce que la fin est, je l’espère, assez frappante. Je pense que ça respecte aussi les codes de ce type de romans-là.
Le livre n’est toutefois pas accessible à partir de n’importe quel âge. J’ai mon fils aîné qui a 11 ans qui souhaite le lire mais je pense que c’est encore un peu jeune. Pour les adolescents qui aiment vraiment l’Histoire c’est quand même possible, du moment qu’ils s’intéressent aux enjeux, ça dépend des ados mais je dirais plutôt 15-16 ans. Plus naturellement, le livre va se destiner à un public d’adulte que le sujet intéresse mais bien sûr je ne ferme la porte à personne.
Regrettez-vous que ni votre père ni Nicolas n’aient pu assister à la publication de ce livre ? Est-il un hommage à leur personne au final ?
Oui, c’est un hommage. J’ai quand même fait parvenir un exemplaire à sa veuve qui était très heureuse et qui l’a effectivement pris comme tel. Lui, est décédé en 2016. Mon père est décédé l’année suivante, donc c’est vrai que ni l’un ni l’autre n’ont vu le projet abouti mais j’ai quand même continué toute seule et, effectivement, je vois cela comme un hommage à ses multiples qualités, à sa personnalité intrigante et exceptionnelle. Souvent, je parle de ce livre comme l’histoire extraordinaire d’un homme ordinaire mais je pense qu’en fait il n’était vraiment pas si ordinaire que ça Nicolas, c’était quand même un personnage de roman. C’est un hommage à ses qualités de courage, de persévérance, de détermination.
Avez-vous d’autres projets littéraires futurs ?
Oui, j’ai plusieurs projets qui seront tout à fait différents. J’ai notamment un projet d’écriture autobiographique. J’ai envie de parler de ce qu’est la vie en expatriation puisque je l’ai connue enfant. Ensuite, pendant toute une partie de ma jeunesse, j’ai été très sédentaire et, là, je suis repartie dans mon âge mûre. Cela m’a donné l’envie d’analyser certains aspects de la vie en expatriation. C’est intéressant aussi en tant qu’autrice d’explorer différentes facettes. C’est ce que j’aime, l’éclectisme, que ce soit en lecture ou en écriture, j’aime aller chercher des angles complètement différents.
Michel-Angelo