La sage-femme du roi (Adeline Laffitte – Hervé Duphot – Editions Delcourt)
Dans la France du milieu du dix-huitième siècle, les connaissances en matière d’obstétrique et de techniques d’accouchement restent très limitées. On peut même dire que l’anatomie féminine dans son ensemble est à l’époque largement méconnue. Il y a bien quelques chirurgiens qui commencent à s’y intéresser, mais leurs travaux ne vont pas forcément dans le sens du bien-être des femmes et des nouveaux-nés. En 1747, devant l’Académie royale de chirurgie de Paris, qui est alors une assemblée exclusivement masculine, le chirurgien Levret présente ainsi le maniement d’un nouveau forceps qu’il vient de mettre au point, en soulignant fièrement que cet outil soi-disant révolutionnaire ouvre une nouvelle ère dans l’art des accouchements. Voilà qui énerve prodigieusement la sage-femme Angélique du Coudray, qui exerce son métier avec passion et talent depuis des années pour aider les femmes à accoucher dans les meilleures conditions possibles. Féministe avant l’heure, elle se montre particulièrement irritée par la concurrence déloyale de ces chirurgiens masculins avides de nouvelles sources de revenus. « Ces hommes cherchent à s’emparer du seul espace qui nous est encore autorisé en médecine, nous les femmes », souligne-t-elle. Mais malgré sa combativité et son franc-parler, Angélique du Coudray est bien obligée de constater que son métier est de plus en plus souvent dénigré. Les hommes ne cessent de rabaisser les sages-femmes ou de sous-estimer leurs compétences, à l’image du philosophe Diderot, qui estime que les techniques utilisées par Angélique ne sont pas dignes de figurer dans sa fameuse Encyclopédie, contrairement à celles des chirurgiens. « Qui, aujourd’hui, fait encore appel à une sage-femme quand on peut appeler un accoucheur? C’est ça la modernité, le progrès », lui fait-il perfidement remarquer. Pour Angélique du Coudray, c’en est trop! Lasse d’être moins considérée que ses collègues masculins à Paris, elle décide d’accepter la proposition du Baron de Thiers, qui lui demande de venir s’installer en Auvergne pour aider sa région à sortir de l’âge des cavernes. « Thiers n’est pas Paris », lui explique-t-il. « Nous ne disposons que de matrones, dont la seule connaissance est celle d’avoir enfanté elles-mêmes. Par leur faute, nos enfants meurent et nos femmes sont mutilées plus qu’ailleurs. » Angélique y voit une belle occasion de redonner un nouvel élan à sa carrière, mais aussi et surtout de faire baisser le taux de mortalité des mères et des nouveaux-nés, qui atteint des sommets dans cette région reculée de France. Hélas pour elle, les choses ne vont pas se passer comme prévu. Une fois arrivée en Auvergne, Angélique du Coudray doit faire face à une double résistance. Celle du chirurgien masculin local, comme on pouvait s’y attendre, mais aussi et surtout celle de la population auvergnate, qui se méfie de cette Parisienne et de ses grands airs. Qui est-elle pour leur donner des leçons, alors qu’elle n’a pas d’enfants elle-même? Malgré toute sa bonne volonté, Angélique subit donc un véritable boycott et n’est que peu sollicitée par les « femmes grosses », comme on disait à l’époque. Heureusement, elle n’est pas du genre à renoncer facilement…
Il faut bien le reconnaître: le nom d’Angélique du Coudray ne dit absolument rien à la grande majorité des personnes, y compris les férus d’Histoire. Et c’est bien dommage, car cette sage-femme du dix-huitième siècle a été à la base d’une vraie révolution dans l’enseignement des techniques d’accouchement. Grâce à l’écriture d’un manuel d’accouchement mais aussi à la création d’un mannequin de tissu qui permettait aux femmes de s’entraîner dans des conditions moins stressantes, elle a mis au point une méthode pédagogique innovante qui a permis de considérablement faire reculer la mortalité infantile et maternelle. C’est d’ailleurs ce qui l’amènera à définitivement faire taire ses détracteurs en 1759, lorsqu’elle reçoit de la part de Louis XV un brevet royal qui lui permet de dispenser son art dans tout le royaume. D’où le titre de « sage-femme du roi ». Pendant 25 ans, Angélique du Coudray passera ensuite l’essentiel de son temps sur les routes de France afin de dispenser ses cours dans tout le royaume. Au total, elle formera près de 5.000 sages-femmes et 500 chirurgiens dans une cinquantaine de villes françaises. Cela valait donc bien la peine d’enfin lui consacrer une bande dessinée. « La sage-femme du roi » est un bel hommage à cette femme courageuse et déterminée, qui n’avait pas peur d’affronter le machisme et l’obscurantisme pour imposer ses idées. Cette BD raconte le combat d’une femme face à la toute-puissance des hommes, mais aussi face à l’ignorance et aux superstitions de ses contemporains. A l’image de la démarche entreprise par Pénélope Bagieu avec ses « Culottées », Adeline Laffite et Hervé Duphot mettent en lumière une héroïne injustement oubliée par l’Histoire. Certes, ils le font de manière beaucoup plus classique que Pénélope Bagieu, mais leur roman graphique vaut tout autant le détour. Le grand mérite du scénario d’Adeline Laffitte est qu’il ne cherche pas à faire d’Angélique du Coudray une personne irréprochable ou une sainte. Ses moments de doute et de découragement, sans oublier son caractère irascible, rendent le personnage d’Angélique d’autant plus crédible et participent clairement au côté très humain de ce livre. Quant au dessin d’Hervé Duphot, qui avait signé il y a trois ans le très beau roman graphique « Le jardin de Rose », il est tout en élégance et en délicatesse, à l’image de la couverture, qui fait penser un peu à un tableau de Vermeer. Les couleurs douces de l’album collent parfaitement à la transition en douceur initiée par Angélique du Coudray. Une biographie simple et classique, mais indispensable.