" Le chasseur d'éléphants invisibles "
(Chandeigne)
Ce recueil de nouvelles de Mia Couto occupera chez le vieux Lecteur jusqu'au terme de son existence une place particulière. Non seulement en raison de la très haute estime en laquelle il tient l'Ecrivain mozambicain, une très haute estime qu'a confirmé la découverte de ce recueil. Mais aussi et surtout parce qu'elle intervint en février de cette année 2023, à un moment où le plus proche de ses amis luttait contre cette immonde saloperie qu'est le crabe. François Jeanblanc. Le fidèle liseur de ses notes de lecture. Entre autres. Une amitié vieille de quarante ans. Une amitié qui n'avait pas connu de nuages. En dépit des déracinements et des errances. Depuis l'automne dernier, le vieux Lecteur téléphonait tous les deux ou trois jours à cet ami qui lui racontait ses souffrances d'alors, qui lui exprimait ses doutes sur le bienfondé des traitements thérapeutiques que lui imposaient les médicastres, mais qui s'évertuait tout de même à garder l'espoir d'une issue positive au mal qu'il s'était résigné à accepter comme sien.
Lors d'une de ces conversations, François Jeanblanc - qui était alors hospitalisé - révéla au vieux Lecteur qu'il n'avait plus ni la force ni la capacité de concentration, celles qui permettent la fréquentation des romans. Seules lui convenaient les nouvelles, quelques pages, guère plus. Le vieux Lecteur lui indiqua le recueil de Mia Couteau au terme duquel, lui, le survivant, venait de parvenir. Selon l'usage bien établi lors de ces conversations qui les rapprochaient, François Jeanblanc acquiesça. Le chasseur d'éléphants invisibles semblait, en effet, appartenir au domaine de son possible. Il écouta les quelques phrases écrites par l'Ecrivain mozambicain, celles que le vieux Lecteur avait soulignées, celles extraites de la nouvelle qui donne son titre au recueil. " Et le chasseur dit : - Mais je suis déjà chez moi. Et il désigna le paysage autour. Les agents de santé sourirent de nouveau avec complaisance. L'une des femmes qui portait des chaussures à talons en profita pour détailler les instructions : chaque fois qu'il rentrait du travail, il devait laisser ses chaussures à la porte de son domicile. Et elle lui montra même l'exemple, levant la jambe pour enlever sa chaussure et s'appuyant sur l'épaule de Tsatso. Le chasseur se redressa également pour exécuter une révérence et interroger avec le respect dû. - Et quand est-ce que je vais les recevoir ? Les visiteurs ne comprirent pas. - Les chaussures, vous allez me le donner maintenant ? reprit le chasseur, le pied déjà en l'air pour qu'on lui prenne ses mesures. "
Ce fut la dernière fois que François Jeanblanc et le vieux Lecteur échangèrent sur un livre que ce dernier venait de refermer. Le livre que François Jeanblanc n'ouvrirait pas pour en découvrir les premières phrases. Un livre qui occupe une place particulière dans l'environnement littéraire du vieil homme, lequel n'a plus d'autre compagnie que celle de tout ce qui habite sa bibliothèque. Mia Couto. Parmi tant d'autres écrivains. Mais Mia Couto qui aura été celui du dernier pont reliant deux hommes qui furent des amis. Quelques semaines plus tard, le crabe imposa son inexorable loi. François Jeanblanc n'a pas eu le temps de s'immiscer parmi les nouvelles qui avaient enthousiasmé le vieux Lecteur.