Azad

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En deux mots
Après avoir perdu toute sa famille dans les bombardements qui ont détruit Alep, Nayef prend le chemin de l’exil. Avec deux amis, il part pour l’Angleterre. Dans ses bagages, il emporte le journal intime d’Azad qui a lui aussi été contraint à l’exil en 1915. Deux histoires qui se croisent à un siècle d’écart.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’Odyssée de Nayef et celle d’Azad

Dans ce roman poignant Mélanie Croubalian mêle deux récits, celui de Nayef fuyant Alep en 2015 et celui d’Azad l’arménien fuyant les massacres de 1915. En découvrant ce qui lie leurs destins, on comprend aussi le déchirement qui habite tous les migrants.

Longtemps Alep a tenté de «résister à la folie qui s’est emparée de la Syrie», mais les bombes ont fini par détruire tous les espoirs des habitants restés sur place en espérant poursuivre leur cohabitation harmonieuse. Quand Nayef est saisi par la puissante déflagration qui touche la maison familiale qui rassemblait encore il y a peu trois générations, il comprend que cette fois, LA bombe tant redoutée a frappé. Ses grands-parents et ses parents sont morts. Sa sœur Layla rend son dernier souffle dans ses bras. Il n’a désormais plus qu’une option, fuir cet enfer.
Il prend le sac à dos et l’argent préparés pour cette échéance et rejoint deux amis qui vont tenter avec lui de gagner la Turquie. Au milieu du chaos, ils ont la chance de pouvoir disposer d’une voiture. Mais, en prenant la route, ils savent que le voyage sera périlleux. Ce n’est toutefois qu’après avoir gagné la Turquie que leur périple va virer au drame. Après Izmir, où Nayef a eu la chance de retrouver une tante qui lui propose de rester avec elle, les trois amis persistent dans leur projet de gagner l’Europe. Tout au long de la route, ils vont avoir affaire aux autorités, aux filières mafieuses, aux passeurs et aux autres migrants qui sont loin d’être tous solidaires. Partout le danger est réel, partout la mort rôde.
Dans ses bagages, Nayef a trouvé un carnet noir déposé par sa grand-mère et sobrement intitulé Azad. Il s’agit du journal intime d’un chirurgien Arménien qui cherche à fuir les massacres perpétrés contre son peuple en 1915 et dont on va découvrir l’histoire au fil du roman. Les deux odyssées, en miroir, montrent combien l’histoire peut bégayer, combien les mêmes causes peuvent entraîner les mêmes effets.
Des drames à répétition qui pourraient nous faire désespérer du genre humain. Pourtant, Azad et Nayef sont deux personnages qui s’accrochent à leur rêve et qui vont démontrer que l’humanité et la solidarité sont aussi des armes puissantes.
En choisissant de faire résonner leurs deux histoires, Mélanie Croubalian – née d’une mère suisse et d’un père arménien – réussit un premier roman bouleversant. Dans la lignée de Mur Méditerranée de Louis-Philippe Dalembert et de La route des Balkans de Christine de Mazières, elle montre avec la force de la simplicité, en se contentant de relater les faits, le drame de l’exil. Non, les migrants ne prennent pas la route par gaîté de cœur. Ce roman édifiant, qui devrait être lu par tous ceux qui refusent de tendre la main aux victimes, nous apprend aussi que les chemins de l’exil ne sont pas à sens unique. Il y a un siècle la Syrie était une terre d’accueil. On se prend alors à rêver du jour où elle pourrait le redevenir…

Azad
Mélanie Croubalian
Éditions Slatkine
Premier roman
224 p., 21 €
EAN 9782832111703
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est d’abord situé en Syrie, puis tout au long de la route qui mène en Angleterre, en passant notamment par la Syrie, les Balkans ou encore la France

Quand?
L’action se déroule en 2015.

Ce qu’en dit l’éditeur
Alep, septembre 2015. Le matin de ses vingt ans, Nayef quitte sa maison sous les bombes. Le conflit qui déchire la Syrie et le laisse orphelin le pousse sur la route de l’exil. Dans le sac qu’il emporte à la hâte, il découvre un carnet manuscrit. Sur la couverture, un seul mot: AZAD. D’où vient ce journal ? Qui l’a rédigé ? D’Alep à Calais, sur la route périlleuse empruntée par des milliers de migrants, Nayef découvre que le voyage le plus bouleversant n’est peut-être pas celui qu’il croit…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Liberté (Stéphane Maffli)
RCF (Daniel Bernard)
Blog Daily passions
Webliterra (Marylène Rittiner)

Les premières pages du livre
Chapitre 1
Alep, 20 septembre 2015, 8 h
Nayef se réveille en sursaut. Les murs tremblent, le lustre s’agite, des morceaux du plafond tombent sur le parquet. En caleçon dans son lit de métal, il repousse la couverture de laine qui le pique à travers le drap. Il se lève, court vers la porte et se cogne contre le mur. Sous ses pieds nus, il sent le sol vaciller sous le choc de l’explosion. Avec le temps, il a appris à reconnaître la provenance des bombardements à l’odeur et au bruit. Une diversion pour tenter d’atténuer cette vague de terreur qui déferle à chaque fois qu’une déflagration retentit. Aujourd’hui, il ne peut empêcher la panique de le submerger. L’impact n’a jamais été aussi proche. Ruissellement de ferraille, odeur de pétrole, de charbon et de soufre, détonation assourdissante. Une bombe baril de l’armée syrienne, simple fût de métal rempli de clous et qui, lancée du haut d’un hélicoptère, éclate en mille morceaux pour cribler de shrapnels combattants et civils, sans favoritisme. Elle sera sans doute suivie d’une riposte des rebelles, roquettes moins bruyantes, plus petites, plus nombreuses, accompagnées de tirs de snipers embusqués dans les immeubles le long de la rue du marché.
Recouvert de sueurs froides, Nayef tremble de manière incontrôlée. Ses jambes maigres le portent à peine, il tente de retrouver son souffle en pressant ses paumes moites sur ses oreilles pour faire taire les sifflements qui envahissent son cerveau. Debout sur le plancher, dos à la fenêtre, le jeune homme sanglote, ses pieds sont de plomb, il suffoque. D’où viendra la prochaine salve? Y survivra-t-il? Recevra-t-il une balle de sniper en plein cœur dans une seconde? Les soldats de Bachar ou les barbus de l’État islamique vont-ils entrer dans la maison? Nayef est dans sa chambre de jeune homme, au premier étage de sa maison, dans un pays en guerre. Seul, perdu, fragile au cœur même de son foyer, sans savoir ou se réfugier. Il a vingt ans aujourd’hui, sa nuit vient d’être guillotinée. Il vomit de la bile, l’estomac vide, désormais complètement réveillé. Il sait que cette bombe était LA bombe, celle qu’il redoute depuis des années. Il vient de passer de ses rêves à un cauchemar.
Depuis des générations, Nayef et sa famille habitent cette maison du quartier historique, un bijou de trois étages aux colonnades décaties. Un caravansérail ou s’arrêtaient les voyageurs sur la route de la soie. Le grand-père de Nayef a quatre-vingt-douze ans, il veille encore sur son royaume, invectivant régulièrement la domestique qui frotte sans relâche les parquets à la cire. Dans cet îlot où l’on tente de résister à la folie qui s’est emparée de la Syrie, Nayef et sa sœur Layla vivent depuis quatre ans avec leurs grands-parents. Leur père, Nadim, médecin, avait couru dans la rue lors de la première manifestation anti-Bachar. Il avait pansé les plaies, extrait les balles et recousu les crânes fracassés par les gourdins idiots des policiers du président. Il ne cachait pas son manque de sympathie pour le régime. Mariam, la mère, d’origine chrétienne, secondait son époux sur le trottoir devant la maison quand la police les avait emmenés tous les deux sous les yeux effarés du reste de la famille cachée derrière la fenêtre grillagée du premier étage, la d’où autrefois les femmes observaient sans être vues l’activité du bazar. Emmenés, emprisonnés, torturés, probablement tués pour s’être montrés simplement humains.
Nayef sort en titubant dans le couloir, il s’essuie la bouche du revers de la main, sa salive a un goût amer. En claquant des dents, il tente de se concentrer sur la minute en cours. Avancer pas à pas. Être dans l’action. Il progresse millimètre par millimètre, comme un petit vieux, en trainant les pieds. On dirait un automate mal réglé, il doit s’appuyer contre le mur pour ne pas tomber. En passant devant ce qui fut la chambre de ses parents, Nayef caresse le montant de la porte, comme si elle allait s’ouvrir et révéler le visage assoupi de sa mère, yeux gonflés, presque bridés, bordés de traces de kohl. C’est que Mariam ne sortait jamais sans être maquillée, coiffée, toujours en robe et talons hauts. Elle avait fait de l’élégance sa marque de fabrique et tout le quartier la reconnaissait à son allure. Aucune nouvelle ne lui est jamais parvenue de ses parents, aucune preuve de leur survie ou de leur exécution. Il espère qu’ils sont morts, qu’ils n’ont pas à subir les séances de torture menées dans les prisons d’État, sans parler des viols et sévices sexuels sur les prisonniers, femmes et hommes. Il secoue la tête pour chasser ces images. Y penser n’y changera rien.
Pas à pas, Nayef avance comme s’il gravissait l’Everest. Il souffle, il gémit, il sanglote, il parle tout seul, il lutte pour reprendre le contrôle de ses membres. Au bout d’un temps qui lui paraît infini, il arrive devant la porte du petit salon, là où sa grand-mère Aziza a pris l’habitude de dormir, car selon elle on y respire mieux. Ses oreilles sifflent toujours, l’explosion l’a assourdi, ce qui accentue sa panique. Il redoute à chaque seconde d’être surpris, enseveli par un nouveau bombardement ou fusillé de la fenêtre d’en face.
Le jeune homme inspire et ouvre la porte d’un coup. II est assailli par un nuage de poussière, par l’odeur du ciment et des briques en morceaux, l’odeur de la destruction, l’odeur de la haine et des instincts guerriers. Tout cela s’infiltre par ses narines, il tousse. Il pose sa main sur son visage pour se protéger. Elle sent la confiture de fraises, mais cela ne suffit pas à couvrir l’émanation d’apocalypse qui s’est infiltrée dans sa gorge.
À travers les bourdonnements qui faiblissent, il perçoit des gémissements étouffés. Il hurle le nom de sa grand-mère:
– Aziza! en priant Allah et tous les autres dieux qu’elle ait dormi ailleurs cette nuit-là.
Le soir précédent, il l’avait quittée dans la cuisine alors qu’elle préparait de la confiture de fraises. L’odeur de fruits caramélisés envahissait la maison, Nayef était descendu de sa chambre pour en voler une ou deux cuillerées. Comme d’habitude, Aziza avait écumé la confiture en train de cuite et avait déposé la mousse rose sur une soucoupe. En voyant arriver Nayef vêtu d’un jean et d’un t-shirt des Rolling Stones, elle avait roulé des yeux d’un air faussement réprobateur, le regard brillant et le sourire immense. »

À propos de l’auteur
Mélanie Croubalian © Photo DR

Née au Canada d’une mère suissesse et d’un père arménien d’Égypte, Mélanie Croubalian a grandi entre Genève et le Caire. Elle vit et travaille à Lausanne, où elle anime et produit depuis près de vingt ans de nombreuses émissions pour la RTS. Azad est son premier roman. (Source: Éditions Slatkine)

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