Quand Fabien Nury, l’un des scénaristes les plus talentueux de sa génération, s’associe à Matthieu Bonhomme, un surdoué du dessin, cela s’annonce forcément prometteur. Et on peut dire qu’on n’a pas été déçus! Dès la sortie du premier tome en 2018, leur série historique « Charlotte impératrice » s’est imposée comme un classique du neuvième art. Dans cette saga digne de « The Crown », Nury et Bonhomme donnent vie de manière absolument passionnante au destin romanesque et tragique de Charlotte de Belgique. Fille de Léopold 1er, le premier roi des Belges, celle-ci a épousé l’archiduc Maximilien d’Autriche, le beau-frère de la légendaire Sissi, puis a été impératrice du Mexique pendant quelques années avant de finir par sombrer dans la folie. Dans « Adios Carlotta », le troisième des quatre tomes de la série qui vient de paraître aux éditions Dargaud, les choses se gâtent pour Charlotte et Maximilien au Mexique. De passage à Bruxelles il y a quelques jours, Matthieu Bonhomme a évoqué avec nous sa passion pour la vie mouvementée de cette princesse belge du dix-neuvième siècle.
C’était un plaisir pour vous de retrouver Charlotte après l’intermède Lucky Luke?
Oui, j’étais super content! Même si je savais qu’en m’attaquant à cet album, ça allait représenter un nouvel Everest à grimper. Or, on sait que dans ce genre d’ascension, il ne faut pas se planter sur les derniers mètres, souvent les plus difficiles. Maintenant, il reste la périlleuse descente à effectuer, avec la réalisation du quatrième et dernier tome. Je vais commencer à y travailler dans les jours à venir.
On peut dire que Charlotte passe par toutes les émotions dans ce tome 3… Est-ce que c’est l’album de la fin des illusions pour elle?
Oui, on peut dire ça. Pour moi, le principal sujet de ce troisième épisode, c’est le fait que Charlotte perde tous ses repères. Cela se voit d’ailleurs graphiquement, puisque l’horizon n’est jamais horizontal et que Charlotte est toujours cadrée un peu de côté. C’est une manière de montrer à quel point elle perd pied. En plus, elle a chaud et il y a des tas d’insectes. On sent qu’elle est comme écrasée par les événements.
En même temps, elle s’affirme aussi, notamment en prenant un amant. Est-ce que Charlotte devient véritablement elle-même dans cet album?
Au début de l’album, elle s’affirme effectivement. Mais ensuite, les choses basculent. Elle se fait d’abord brutalement mettre de côté par le conseil des ministres, qui l’écrasent avec leurs grosses moustaches et leurs sourires virils. Puis elle apprend la mort de son père. Et enfin, il y a cette visite des ruines de l’antique cité maya d’Uxmal, qui est le moment où s’amorce sa future démence. Sa folie va finir par se révéler complètement dans le tome 4, en présence du pape.
Depuis le tome 1, Charlotte a bien changé. Dans « Adios Carlotta », il y a notamment une scène d’amour avec le colonel Alfred Van der Smissen, son amant, dans laquelle elle prend les choses en main. On peut voir cette scène un peu comme le contrepoint de sa nuit de noces très timide avec Maximilien. Vous êtes d’accord avec ça?
C’est vrai qu’il y a un côté miroir entre ces deux scènes. A l’image de la rencontre très romantique entre Charlotte et Maximilien, qui fait une dizaine de pages dans le tome 1, on retrouve cette même ambiance très lumineuse et très florale lorsque Charlotte et Van der Smissen se retrouvent au bord d’un lac dans le tome 3. Mais ensuite, les choses se passent complètement différemment puisque cette fois, c’est Charlotte qui prend possession de son amant exactement comme elle le veut. Elle en fait un peu sa chose. Il faut dire qu’elle a été bien conseillée par la comtesse Zichy, sa dame de compagnie, une experte en la matière. Cette thématique de l’adultère et de la sexualité de Charlotte, dont elle ne sait pas toujours très bien quoi faire, était pour nous l’un des thèmes centraux de ce troisième épisode.
Charlotte est parfois courageuse, parfois capricieuse. On a un peu du mal à la cerner, non?
Effectivement, elle est tour à tour petite fille, impératrice, perdante, gagnante. Elle passe sans arrêt d’un état à un autre, en essayant de se débattre dans ce monde qui la dépasse. Mais le problème de départ, c’est qu’elle se trouve à une place qu’elle n’aurait pas dû prendre. En réalité, elle n’aurait jamais dû se rendre au Mexique. Si elle était restée en Europe, elle aurait sans doute mieux compris ce qui se tramait autour d’elle. En même temps, Charlotte a plus de clairvoyance que Maximilien. A un moment donné, elle va jusqu’à lui souffler un discours héroïque, même s’il est inapproprié. C’est elle qui ramène son mari à ses responsabilités. Elle est pour lui une sorte de garde-fou qui l’empêche de faire complètement n’importe quoi, même si elle ne va pas pouvoir lui éviter de courir à sa perte.
Dans ce troisième tome, il y a une ambiance encore plus cinématographique que dans les deux premiers épisodes de la série…
Effectivement, on peut dire que Fabien Nury et moi avons décidé de faire une sorte de film avec cette histoire, avec des choix narratifs qui viennent clairement de l’audiovisuel. C’est comme si on faisait un grand long métrage inspiré par les œuvres de Luchino Visconti ou Sam Peckinpah. On utilise un langage cinématographique qui est assez prégnant dans le travail de Fabien parce que lui-même est également réalisateur. Ce que j’aime bien, c’est que cette façon de travailler m’oblige à sortir de mes réflexes d’auteur de BD, en cherchant des solutions graphiques qui sont plus efficaces parce qu’elles sont d’abord visuelles. On discute beaucoup avec Fabien pour faire en sorte que les choix des plans dans l’album soient les plus forts possibles. Après avoir affiché les planches sur un mur, on coupe certaines cases en deux, on en supprime d’autres, ou on décide d’agrandir une petite case, par exemple. J’aime beaucoup cette façon de faire parce que cela m’apprend plein de trucs et ça m’ouvre des tas de possibilités pour mes prochains récits. Je sais déjà que sur les prochains scénarios sur lesquels je travaillerai, écrits par moi ou par d’autres, j’aurai des solutions narratives différentes, qui donneront davantage l’impression au lecteur qu’il est dans le jeu. La force de « Charlotte Impératrice » réside dans le fait que la caméra est toujours placée dans l’œil d’un protagoniste, que ce soit celui de Charlotte, de Maximilien ou même d’un lézard, ce qui permet au lecteur d’avoir l’impression qu’il fait réellement partie de la pièce. On aime l’idée qu’il soit pleinement dans l’action.
Du coup, est-ce que vous croyez que ce serait possible d’imaginer une adaptation de « Charlotte Impératrice » en film ou en série? Y a-t-il déjà des contacts?
Oui, ça pourrait tout à fait se faire, d’autant plus que Fabien Nury est à la fois réalisateur et producteur. On sait qu’il y a aujourd’hui des gros budgets qui se débloquent pour des séries d’époque en costumes. Il suffit de penser à « The Crown » ou même à « Paris Police 1905 », la série écrite par Fabien pour Canal+. On pourrait donc parfaitement imaginer une adaptation de « Charlotte Impératrice » en série, en mini-série ou en long métrage. Pour l’instant, il n’y a rien de concret, mais ce n’est pas à exclure pour l’avenir. Personnellement, ça me plairait beaucoup, en tout cas.
Le monde audiovisuel, c’est un monde qui vous attire?
Non, pas du tout. C’est un univers qui m’intéresse, mais je ne me vois pas travailler dedans parce que je suis trop individualiste et trop asocial pour pouvoir gérer des budgets ou des équipes. J’aimerais bien voir certaines de mes œuvres être adaptées, mais dans le même temps je sais que j’aimerais garder la main, ce qui représenterait certainement une difficulté. En plus, si je me lançais vraiment là-dedans, il faudrait que j’arrête la bande dessinée pendant un an ou deux, ce que je n’ai pas envie de faire.
A l’image de la couverture, les rituels mexicains jouent un rôle important dans « Adios Carlotta ». Vous vous êtes beaucoup documenté là-dessus?
Oui, à partir de mon bureau et d’Internet (rires). Le Mexique est un pays que je ne connaissais pas et que j’ai appris à découvrir grâce aux images des autres. Je n’y suis jamais allé, mais j’ai toujours essayé de coller au plus près de la documentation. Ce qui est intéressant avec la visite de Charlotte à l’antique cité d’Uxmal ou dans l’utilisation de l’imagerie associée à la fête de la mort, c’est de faire apparaître le côté millénaire de cette culture et de cette civilisation. Ça nous permet de ramener le Mexique à sa dimension de pays immense. Un pays anciennement très puissant, qui était lui-même impérialiste à l’époque précolombienne. Charlotte et Maximilien débarquent là comme des espèces de conquistadors, mais en confrontant leur façon de faire à un pays qui a une immense culture, cela souligne avant tout leur vanité et l’absurdité de leur arrogance.
Est-ce que vous avez eu des réactions de la famille royale belge par rapport à votre série?
Non, nous n’avons reçu aucun retour de leur part. Nous n’avons pas non plus été contactés par des historiens ou des spécialistes de la monarchie. Cela dit, Fabien s’inspire beaucoup de livres écrits par des historiens pour ses scénarios. Il se nourrit d’épisodes réels pour créer de la fiction. Il y a énormément d’informations authentiques dans nos albums, mais il est important de préciser que les historiens ne sont pas forcément d’accord entre eux sur la vie de Charlotte. Du coup, beaucoup d’éléments restent flous. Est-ce que Van der Smissen l’a violée ? Est-ce qu’elle a eu un enfant de lui ? Est-ce qu’ils étaient vraiment amoureux ? Toutes les réponses à ces questions sont des interprétations. Elles font donc l’objet de beaucoup de débats. Fabien et moi ne racontons certainement pas n’importe quoi dans nos livres sur Charlotte mais nous cherchons avant tout à nous appuyer sur des éléments réels pour créer un arc narratif. On est dans la même démarche que Milos Forman dans « Amadeus »: il s’appuie sur la vie authentique de Mozart tout en accentuant la rivalité du compositeur avec Salieri. Là où on se démarque du travail de l’historien, c’est lorsqu’on décide de se mettre à la place de Charlotte et de comprendre ses sentiments. On ne décrit pas juste des faits et des dates, on les fait vivre.
Après les deux épisodes très spectaculaires au Mexique, le quatrième et dernier tome sera plus européen. Vous qui aimez le western, ça ne vous fait pas peur?
Pas du tout, parce qu’il y aura encore beaucoup de chouettes lieux à dessiner dans ce dernier épisode, même s’il se déroule en Europe. On sera notamment au Vatican et dans des châteaux étonnants. Et puis, les personnages seront à nouveau hauts en couleurs.
Est-ce que le tome 4 va se concentrer sur la période où Charlotte tente de négocier une aide pour son mari au Mexique ou est-ce qu’il va aller jusqu’à la fin de sa vie ?
Au départ, l’idée était de couvrir toute la vie de Charlotte jusqu’à son décès, mais en réalité, les éléments les plus intéressants se déroulent sur une période assez courte et après, les choses se figent pour elle. Le dernier album va donc s’étaler sur une dizaine d’années seulement, mais avec des sauts de temps, des ellipses et des passages d’un côté de l’océan à l’autre. Le scénario sera construit un peu comme un patchwork, avec une toute autre ambiance et un tout autre rythme.
Cela veut dire que le tome 4 est déjà entièrement écrit?
Tout à fait. Il a d’ailleurs été écrit très rapidement. En seulement quinze jours, Fabien est parvenu à tout mettre en place.
Pas question donc de vous attaquer à un autre album avant de conclure la série « Charlotte Impératrice »?
Non, je vais directement enchaîner. Maintenant, j’ai vraiment envie de boucler cette série, parce que je ne voudrais pas qu’on perde des lecteurs en chemin. Ce ne sont pas des épisodes, mais une seule et même histoire découpée en quatre tronçons. Si on les étale trop dans le temps, on risque de perdre le fil. En plus, je m’amuse vraiment beaucoup à dessiner la vie de Charlotte et je sais que le prochain tome va être super, donc je me réjouis à l’avance.
Une idée de date de sortie pour le tome 4?
J’en ai pour un an et demi de travail. Si tout va bien, il devrait sortir fin 2024.
Et après, il y a déjà d’autres projets en préparation?
J’ai pas mal de choses en chantier. Mais je ne peux pas en parler pour le moment, car elles ne sont pas encore suffisamment élaborées. Dans les mois qui viennent, je vais réévaluer mes envies, je vais écrire, je vais proposer des choses à des éditeurs. Ce qui est certain, c’est que j’ai beaucoup de projets en tête.
Un troisième Lucky Luke, par exemple?
Peut-être, ça fait partie des possibilités. D’un côté, j’ai très envie de retourner dans le western. Mais de l’autre, j’ai envie de tester des choses différentes, tant au niveau des histoires qu’au niveau du dessin. On verra bien. C’est trop tôt pour dire quelle direction je vais prendre.