De l’amour et du hasard (Manu Boisteau – Editions Casterman)
Dans « De l’amour et du hasard », le narrateur est une sorte de Woody Allen version BD. C’est un jeune quinquagénaire en pleine crise de milieu de vie, qui se pose en permanence mille questions existentielles. Comme beaucoup d’hommes de son âge, il cherche désespérément à redonner un sens à sa vie. Cette furieuse envie de changement l’a amené à renoncer à son emploi stable et bien rémunéré (et accessoirement à foutre en l’air sa vie de couple) pour réaliser son rêve: devenir écrivain. Mais après un premier roman « introspectif, narcissique et vaguement complaisant » qui s’est vendu à 255 exemplaires et n’a été repéré par aucun journaliste de radio ou de presse écrite, il est totalement à court d’inspiration. Alors qu’il est censé rendre le manuscrit de son deuxième bouquin dans six mois, il n’a encore rien écrit de valable. Son éditrice, avec laquelle il a vaguement flirté par le passé, lui demande d’être un peu moins nombriliste et de sortir de sa zone de confort. Mais les premières pages qu’il lui présente n’ont pas vraiment de quoi la rassurer. « J’ai l’impression que tu nous refais un peu le même livre », lui dit-elle. « Je vais tellement bien que je n’ai rien à raconter », lui répond-il, en attribuant sa panne d’écrivain aux antidépresseurs. Depuis qu’il les prend, ces médicaments lui permettent certes de réguler ses émotions… mais avec l’inconvénient de lui mettre l’encéphalogramme à plat. En attendant, son vrai problème se situe ailleurs. Car ce qui l’empêche surtout de pondre un nouveau chef d’oeuvre littéraire, c’est son smartphone. Les applications de rencontre sont devenues une véritable drogue pour notre écrivain en herbe, au point de le détourner chaque jour un peu plus de l’écriture de son roman. Clairement plus à l’aise pour « swiper » sur l’écran de son téléphone que pour construire des relations durables dans la vie réelle, il traîne de longues heures sur ces fameuses applis…
Manu Boisteau a travaillé pendant longtemps dans le dessin de presse et l’illustration pour la jeunesse avant de finalement oser se lancer dans la bande dessinée plus adulte. Après un premier album largement autobiographique intitulé « Partir un jour » paru en 2021, il redonne vie une nouvelle fois à son alter ego, un personnage névrosé aussi énervant qu’attachant, dans un album intitulé « De l’amour et du hasard ». La référence à Marivaux est bien trouvée dans la mesure où les applis de rencontres se révèlent finalement assez proches de l’univers des salons du dix-huitième siècle. Dans les deux cas, tout le monde porte un masque, en prenant soin d’enjoliver la réalité. Comme chez Marivaux, les personnages que l’on retrouve dans « De l’amour et du hasard » passent leur temps à se faire passer pour ce qu’ils ne sont pas, leurs mails et textos étant en quelque sorte la version moderne des billets de jadis. « De l’amour et du hasard » est une comédie plutôt bavarde, mais très plaisante à lire. Manu Boisteau y aborde avec beaucoup d’humour la recherche du bonheur amoureux à l’ère numérique. Ses dialogues percutants, ses dessins expressifs et surtout son autodérision font de ce livre une vraie réussite, qui parvient à faire sourire et réfléchir en même temps. Il faut dire que l’auteur, qui a personnellement expérimenté les applis de rencontre, a mis énormément de lui-même dans cette BD. Détail amusant: il va même jusqu’à insérer parmi ses planches des extraits d’un véritable roman sur lequel il a travaillé. Bande dessinée à la fois générationnelle et sociologique, « De l’amour et du hasard » décortique avec justesse l’omniprésence du virtuel dans nos vies modernes, que ce soit pour les rencontres amoureuses, la création artistique ou les relations humaines en général. C’est ce qui fait de ce roman graphique un ouvrage particulièrement intéressant… et sans doute moins léger qu’il n’y paraît.