Emkla (Peggy Adam – Editions Atrabile)
Dans un petit village de montagne situé en bordure de forêt, une jeune femme se prépare à jouer le rôle central dans la cérémonie rituelle en l’honneur d’Emkla. Coiffée d’un masque effrayant, elle prépare les poupées de laine qui accompagnent cette célébration un peu étrange, tandis que sa petite soeur s’est occupée des décorations du mouton qui s’apprête à être sacrifié. Tous les villageois sont nerveux parce qu’Emkla, une sorte d’entité surnaturelle qui se manifeste sous la forme d’une nuée d’oiseaux tourbillonnant dans le ciel, est la divinité qui les protège contre le mal. C’est sa loi qui régit leur quotidien, en leur interdisant par exemple de se rendre seuls dans la forêt ou de garder un animal sauvage chez eux. Tous ont une peur bleue de quitter le village ou de faire quoi que ce soit d’interdit, car ils sont persuadés que si la loi d’Emkla n’est pas respectée, des tas de malheurs et de fléaux vont s’abattre sur eux. « Emkla, reçois ce cadeau et préserve-nous de ta colère », invoque la jeune femme en levant les bras au ciel. Mais elle oublie d’ajouter « Et protège notre hameau de la forêt », ce qui irrite les autres villageois. Contrairement à ses congénères, elle n’est pas obnubilée par Emkla. Ce qui l’intéresse avant tout, c’est d’enfin quitter ce lieu perdu où l’on s’ennuie à mourir et de découvrir le vaste monde, au-delà de la forêt et des montagnes environnantes. Peut-être aussi que ça lui permettrait de retrouver sa mère, qui a quitté le hameau il y a des années pour ne plus jamais revenir. « Elle était de ceux d’en-bas et a toujours eu du mal à accepter la loi d’Emkla », lui répond sa tantine lorsque la jeune femme l’interroge sur sa mère. Le dieu Emkla a-t-il senti son désir de rébellion? S’est-il rendu compte que la jeune fille et sa soeur ont apprivoisé un loup sorti de la forêt toute proche? Toujours est-il que sa colère va se réveiller et que les éléments naturels vont petit à petit se déchaîner contre le hameau et ses habitants…
La magnifique couverture de ce roman graphique, sur laquelle on voit une jeune femme en colère dans un décor montagnard avec derrière elle une inquiétante nuée d’oiseaux, donne tout de suite le ton. « Emkla » est un conte sombre et surnaturel, qui démarre comme un récit pour enfants avant de virer au film d’horreur, à l’image de ces volatiles effrayants, sortis tout droit du célèbre film d’Alfred Hitchcock. En réalité, « Emkla » est davantage une expérience sensorielle qu’une véritable histoire. C’est un livre inclassable et plus ou moins impossible à résumer, qui aborde différentes thématiques de front. Dans « Emkla », Peggy Adam met évidemment en lumière le poids des traditions et des idéologies qui souvent nous enferment, à l’image de ces villageois qui tuent dans l’oeuf tout désir d’ailleurs ou d’aventure. Dans le même temps, l’autrice suisse s’interroge également sur les relations entre humains et nature, les fléaux déclenchés par Emkla faisant furieusement penser aux catastrophes nées du réchauffement climatique. Au passage, elle dénonce également le patriarcat, en mettant en scène une héroïne qui ose enfin s’émanciper de la domination masculine et de la bêtise de l’être humain. Le tout dans un magnifique décor de montagne, directement inspiré par les randonnées de Peggy Adam dans les Alpes suisses. Optant pour la première fois pour des couleurs directes, la dessinatrice signe quelques-unes de ses plus belles planches dans « Emkla ». Ce sont surtout ses magnifiques séquences muettes qui retiennent l’attention. Voilà qui devrait plaire à coup sûr aux amoureux des Alpes et de la nature. Par contre, les amateurs de récits « feel good » feraient mieux de passer leur chemin. Car comme le reconnaît Peggy Adam au journal « La Tribune de Genève »: « Mes histoires se terminent toujours mal ».