Ce 24 août sort en librairie Celles qu'on tue de Patricia Melo aux éditions Buchet-Chastel. Nous vous parlons aujourd'hui de notre plus gros coup de cœur de la rentrée littéraire à ce jour.
Notez ce jour d'une pierre blanche, nous revenons par ici pour vous parler (enfin) de notre plus gros coup de cœur de la rentrée littéraire de septembre (à ce jour).
Oui oui, une chronique positive, vous ne rêvez pas !
Avant de faire place à notre chronique, le résumé de l'éditeur :
Brésil, État de l'Acre. Une jeune avocate originaire de São Paulo se rend dans cette région partiellement couverte par la forêt amazonienne pour suivre le procès des assassins d'une jeune indigène. Sur place, elle découvre la beauté hypnotique et mystérieuse de la jungle, mais aussi sa part sombre, les injustices et les tragédies vécues au quotidien par les populations locales.S'initiant aux rituels ancestraux des peuples indigènes d'Amazonie et notamment à la prise de l'ayahuasca, un puissant hallucinogène, la jeune femme s'engage dans une quête de justice, pour les femmes qui l'entourent et pour elle-même.
A la croisée des genres
Construisant son récit pièce par pièce, Patricia Melo livre un roman à l'allure morcelée mais dont chaque élément, reliés d'une manière inextricable, forme un tout d'une grande cohérence. En résulte le tableau d' un Brésil gangréné par la violence et la corruption au cœur duquel les femmes sont les plus grandes victimes.
Jonglant avec les genres, l'autrice oscille sans cesse entre roman à suspens, chronique sociale et évènements paranormaux pour livrer cet ouvrage saisissant sur la condition des femmes dans la région de l'Acre.
Nous suivrons au cours de cette histoire différents types de narration. Dans un récit à la première personne nous suivons le quotidien d'une jeune avocate de São Paulo, envoyée dans la région de l'Acre dans le but d'assister à des procès concernant des féminicides afin d'établir des données statistiques très nombreux dans la région.
En parallèle à ce récit central, de courtes notices à l'allure de rubrique " faits divers " autant que d'avis de décès viennent ponctuer le texte comme une piqûre de rappel aux lecteur.ices qui oublieraient que ces féminicides sont aussi une réalité avant d'avoir été mis en fiction. C'est d'ailleurs sur l'une de ces notices que s'ouvre le livre, donnant tout de suite le ton de l'ouvrage.
" TUÉE PAR SON MARI
Elaine Figuieredo Lacerda,
soixante et un ans,
a été abattue de plusieurs balles
devant sa porte,
un dimanche en fin d'après-midi "Celles qu'on tue, Patricia Melo, Editions Buchet-Chastel, 2023, p. 11.
Enfin, un troisième fil narratif nous plonge dans un récit onirique, délirant, presque magique. Ces passages, véritablement cathartiques, sont également issus de notre protagoniste qui tente d'explorer les tréfonds de son être, grâce à la prise d'une puissante drogue employée par les chamanes des tribus amérindiennes d'Amazonie pour se relier au monde des esprits : l' ayahuasca. Mais malgré les touches de paranormal qui parsèment ce livre, le roman de Patricia Melo a avant tout la triste consistance du vrai.
Un roman sans concession
C'est la colère l'émotion principale qui traverse ce roman. La colère de la protagoniste dénonçant un système judiciaire profondément inéquitable qui broie les espérances des familles en quête de justice. Mais c'est aussi la colère du lecteur ou de la lectrice qui se voit rappeler ces violences à chaque page.
" Ça les avait amusés. L'indienne, là, disponible. Quand ils avaient fait marche arrière et dit : Viens, viens, la sauvage avait pris ses jambes à son cou. Alors, l'un d'eux avait dû lui courir après. Chasser la fille. La fourrer dans la voiture. De force. Par pour la violer, ni pour la tuer, mais pour s'amuser, parce que ça les avait amusés de voir l'indienne effrayée, comme une bête, ça les avait amusés sans savoir expliquer pourquoi c'était drôle [...] "Celles qu'on tue, Patricia Melo, Editions Buchet-Chastel, 2023, p. 44.
Patricia Mélo ne fait pas dans la concession et ne prend pas de pincettes. Son objectif est clairement de dénoncer ces faits, sans fard, pour créer l'indignation. Et ça marche.
" Il y avait un tas de femmes mortes autour de moi. Tous ces noms que j'avais notés dans mon carnet. Toutes ces vies gâchées. Mais moi j'étais en vie. "Celles qu'on tue, Patricia Melo, Editions Buchet-Chastel, 2023, p. 246.
Sachez toutefois que ce texte peut parfois être cru et apprêtez-vous à être tiraillé entre l'envie de poursuivre votre lecture matinée de suspens et l'envie de faire une pause tant les faits qui nous sont racontés sont d'une violence insupportable.
Ces dénonciations prennent parfois des formes percutantes comme c'est le cas de l'extrait qui va suivre et qui nous a semblé d'une rare puissance. Un extrait qui nous fait passer du " vous " au " nous " avant d'évoquer sur le mode de l'injonction tous les interdits auxquels doivent faire face les femmes, à tort :
" Voilà la conclusion à laquelle je suis arrivée au cours de ma deuxième semaine au tribunal : nous, les femmes, nous tombons comme des mouches. Vous, les hommes, vous prenez une cuite et vous nous tuez. Vous voulez baiser et vous nous tuez. Vous êtes furax et vous nous tuez. Vous voulez vous amuser et vous nous tuez. Vous découvrez nos amants et vous nous tuez. Vous vous faites larguer et vous nous tuez. Vous vous trouvez une maîtresse et vous nous tuez. Vous vous sentez humiliés et vous nous tuez. Vous rentrez fatigués et vous nous tuez.
Et au tribunal, vous dites que c'est notre faute. Nous, les femmes, nous savons provoquer. Nous savons vous taper sur les nerfs. Nous savons rendre la vie d'un mec impossible. Nous sommes infidèles. C'est notre faute. C'est nous qui provoquons. Au final, qu'est-ce qu'on fabriquait à cet endroit-là ? A cette fête-là ? A cette heure-là ? Dans cette tenue ? Au final, pourquoi avons-nous accepté la boisson qui nous a été offerte ? Pire encore : comment avons-nous pu accepter cette invitation à monter dans cette chambre d'hôtel ? Avec cette brute ? Si on ne voulait pas baiser ? Et ce n'est pas faute d'avoir été prévenues : ne sors pas de la maison. Encore moins le soir. Ne te soûle pas. Ne sois pas indépendante. Ne va pas ici. Ni là. Ne travaille pas. Ne mets pas cette jupe. Ni ce décolleté. " Celles qu'on tue, Patricia Melo, Editions Buchet-Chastel, 2023, p. 88 - 89.
Vous l'aurez compris à la lecture de quelques extraits, Celles qu'on tue est un livre oppressant. Mais ce sentiment d'oppression est encore renforcé par le cadre amazonien dans lequel se déroule cette histoire.
Atmosphère étouffante, nature omniprésente
Cette histoire se déroule, de fait, dans un cadre qui nous a paru tout à fait étouffant. La végétation luxuriante, les vastes paysages à parcourir à pied où en " pirogue ", le rôle joué par la drogue prenant le pas sur la rationalité nous ont donné le sentiment d'être comme ferrées par ce livre à l'ambiance poisseuse qui a toutes les caractéristiques du cauchemar. Au réalisme cru des féminicides se mélange avec une étonnante perfection cette Amazonie pleine de superstitions et de croyances " occultes ", victime elle aussi des Hommes.
" De l'or ? Oui, et des semences mortes, du soja, du bétail, de la sécheresse, des pesticides, des gens mauvais, et nous avons volé plus bas, la brise sur notre visage, la fumée des incendies, ah, quelle tristesse, et ici une zone déboisée, et là une autre zone déboisée, et encore après le plus grand des déboisements, et puis de vastes zones brûlées, certaines juste déboisées, d'autres juste brûlées, [...] et devant nous une ville moche, et en dessous une autre ville moche, la beauté est ailleurs, elle est restée très loin, en arrière, dans le cœur de la sylve, et dessous tout n'est que jardins tristes, dettes, embouteillages, chômage, crues, inertie, écoles abandonnées, peuples abandonnés, fumée noire, musées abandonnés, bibliothèques abandonnées, ah, quel découragement ! "Celles qu'on tue, Patricia Melo, Editions Buchet-Chastel, 2023, p. 212 - 213.
En ce sens, Celles qu'on tue fraye avec les théories de l'écoféminisme sans jamais l'affirmer clairement pour autant. Ce roman révèle donc un texte engagé sur bien des sujets. Les féminicides restent le sujet central de l'ouvrage mais l'autrice donne également à son récit un aspect " chronique sociale " lui permettant d'aborder la question de la déforestation, de la surproduction, du traitement des autochtones, traités comme des sous-humains, chassés de leurs lieux de vie, etc.
Avec Celles qu'on tue, Patricia Melo signe un roman engagé qui jongle parfaitement entre les genres. Abordant des sujets hautement révoltants, elle entremêle réalisme magique, chronique sociale et roman à intrigue pour dénoncer d'un même coup les féminicides, la destruction de l'environnement et la corruption qui gangrènent la région de l'Acre au Brésil. Un roman dur mais nécessaire traversé par la colère et une bienfaitrice sororité, source d'espoir.